© Crédit photo /Nasser Mabrouk

Foued Mansour est réalisateur depuis douze ans. Il a à son actif cinq courts-métrages dont le dernier « le chant d’Ahmed » qui a concouru aux Césars pour le Prix du meilleur court-métrage 2020.Son film raconte deux solitudes, celles d’ Ahmed, un Chibani Algérien taiseux, et de Mike un jeune marginalisé débordant d’énergie. Les Bains Douches, lieu de travail du vieil homme, servent de décor à la complicité qui se noue entre deux les protagonistes. Rencontre avec un quarantenaire sympathique et empathique.

Quel parcours vous a amené au métier de réalisateur?

Foued Mansour : J’ai commencé par une fac d’histoire jusqu’au Deug. Je me suis ensuite vite orienté vers le cinéma. Mon goût pour l’écriture et une forme de cinéphilie m’ont naturellement poussé dans cette voie.  Après avoir étudié l’Histoire, je me suis dis que j’allais raconter mes propres histoires avec un petit « h ». Ça a démarré en 1998/99. Je ne connaissais personne dans ce métier. J’ai alors fait une école de cinéma privée à Paris. J’ai arrêté car je ne me sentais pas à ma place. J’ai commencé à travailler sur les tournages en tant que stagiaire. En parallèle, j’ai toujours écrit. J’envoyais mes scenarii aux boîtes de production. Personne ne répondait. Et puis un jour un ami m’a présenté un jeune producteur. Il a produit mon premier court métrage. Je me suis senti à ma place. J’ai ensuite réalisé un autre film, cette fois sur le RMI (Revenu Minimum d’Insertion). Le film a très bien marché. Du coup, ça nous a lancés tous les deux. Nous en avons fait deux autres ensemble qui ont aussi bien fonctionné. En 12 ans, j’ai réalisé cinq court-métrages.« Le chant d’Ahmed » est mon cinquième court-métrage.

Pourquoi avoir choisi un moyen métrage plutôt qu’un court ou long métrage?

Même si je savais que ce ne serait pas un long-métrage, et que je n’avais pas d’idée précise de la durée. j’ai senti que cette histoire devait se raconter dans un format un peu hybride : un très long court-métrage. Le scénario faisait environ 27 pages. Il fallait prendre le temps de se poser et de suivre le quotidien de ces deux personnages. La première version du montage faisait 45 minutes. Ça partait dans des directions qui nous éloignaient de l’essentiel. Le film est une parenthèse dans deux solitudes. Il ne fallait pas s’éterniser sur les a-cotés. On a donc raccourci. Au bout de six mois de montage, le film a trouvé son rythme de croisière de 30 minutes.

Avez vous rencontré des difficultés pour monter ce projet? 

Mon dernier court-métrage datait de 5-6 ans. Entre-temps, je suis parti sur l’écriture d’un long métrage. Ça a trainé. Et puis, un ami producteur m’a demandé si j’avais une histoire sous le coude. À l’époque où j’écrivais scénario sur scénario, dont personne ne voulait, j’avais écrit celui du « Chant d’Ahmed ». C’était une histoire un peu différente mais qui traitait déjà d’un « chibani » dans un foyer. Le film est né comme ça. C’était assez inédit pour moi parce que le producteur Rafael Soatto et Offshore Productions avaient déjà un peu d’argent à mettre dans le film. J’avais quartier libre pour écrire ce que je voulais. C’était une opportunité pour moi et un sacré pari pour eux. J’ai foncé. Il s’est écoulé trois mois entre la proposition et le tournage. Ce qui en terme de délais est très court. Mes films précédents m’avaient demandé entre un et deux ans de travail. 

Comment avez vous procédé pour le casting? 

Ma chance est d’avoir trouvé rapidement l’acteur principal, Mohammed Sadi. Avec les acteurs professionnels de cette génération, qui se font rares, ça ne marchait pas. Ils dégageaient quelque chose de trop théâtral, de trop intello. Pour un rôle comme celui-ci, il me fallait quelqu’un de plus brut, de plus instinctif. Dans un souci d’authenticité, j’ai vite compris que je devais m’orienter vers un acteur non professionnel. Mohammed partage à peu près la même histoire que le personnage du film. Il a occupé des emplois pénibles. Quand je l’ai rencontré, il était agent d’entretien. Tout son passé est marqué par sa manière de marcher, par ses traits, par sa façon de parler avec les mains. Ce sont des gestes très spécifiques à cette génération d’hommes qui sont pour la majorité des villageois arrivés dans les années 60-70 pendant les 30 Glorieuses. Ils ont gardé ce truc là. L’avantage avec Mohammed, c’est qu’il était très à l’aise face à la caméra et qu’il est charismatique. Il n’avait jamais joué la comédie, mais dans son quartier de la Goutte d’Or, il est très impliqué dans le milieu associatif, ce qui a été précieux pour le tournage. Beaucoup de gens de cette génération ne savent pas lire et écrire car les postes qu’ils occupaient ne nécessitaient pas cela. Mohammed, lui, lit et écrit. Cela a été important pour nous, ne serait-ce que pour le scénario qui était très dialogué. Au début, il a pris peur. Il ne voulait pas. Il m’a dit qu’il lui faudrait un an pour apprendre le texte. Mais une fois qu’il a accepté, il a entrepris un vrai travail d’acteur. On a répété ensemble. Au début du tournage, il était un peu perdu. Il ne comprenait pas comment ça marchait. On a tourné 9 jours, et au fur et à mesure il a commencé à devenir acteur. Le truc le plus beau dans cette histoire, c’est que depuis un an il a reçu plein de propositions pour jouer. Il a déjà participé à un long métrage et deux courts. Il devrait prochainement tourner un téléfilm pour Arte. A 65 ans, il y a une espèce de vocation qui s’ouvre à lui. Une deuxième vie. Il adore ça. Tous ceux qui le voient le trouvent formidable, beau et ne me croient pas quand je leur dis que c’était sa première devant une caméra. Je pense qu’il va se bonifier. Sa chance c’est qu’il y a peu d’acteurs en France pour ce type de rôle. Pour Bilel, on a procédé de façon plus classique. Il a passé un casting et a été retenu. Lui, avait un côté insaisissable, un peu farouche qui m’a tout de suite séduit. 

Ahmed

Est-ce que tout était écrit ou avez vous laissé place à l’improvisation?

Comme je disais, le scénario était très dialogué. Ensuite, Mohammed et Bilel ont amené des choses très personnelles. Il fallait trouver une sorte d’alchimie. Pendant les répétitions avec eux, je réécrivais en fonction de ce qu’ils disaient quand des mots paraissaient plus justes. Mohammed a un phrasé particulier. S’il ne se sentait pas à l’aise avec certains dialogues, on essayait de trouver ensemble des mots qui racontaient à peu près la même chose. Bilel a une capacité d’improvisation assez bluffante. C’est lui parfois qui donnait le rythme de la scène. Il fallait les garder tous les deux concentrés. Mohammed pouvait être gêné par ce qui passait autour de lui, un passant, un technicien qui était dans son regard. Mais quand il avait un interprète en face qui réussissait à capter toute son attention, alors il pouvait oublier qu’il était filmé et il jouait plus naturellement. Il fallait qu’il réussisse à s’abandonner.

Je crois savoir que votre film a remporté plusieurs prix en festivals. 

On a reçu le Grand prix du court-métrage Unifrance. Le film a aussi reçu des prix aux Etats-Unis, au Canada, en Belgique, en Pologne. Mohammed et Bilel sont venus au festival de Clermont-Ferrand qui est le plus gros au monde en courts-métrages. C’est une ville qui vit au rythme de l’événement pendant une semaine. Mohammed ne comprenait pas le principe d’un festival. Il a vite compris. Lui et Bilel ne pouvaient pas faire 3 mètres dans la rue sans que les gens ne les arrêtent pour les féliciter. Il me disait que ce n’est pas sa vie mais la vie d’un autre qu’il vivait. C’était un rêve éveillé. Pendant 3 jours, il était dans la peau d’une rock star. Après, il a repris son travail tout naturellement, même si la redescente a été un peu rude. Aujourd’hui, Mohammed est le meilleur ambassadeur du film ! Il présente le film à ma place dans un paquet de festivals. Il est très disponible. Il a pris goût à la comédie, aux projections, aux débats.

Pourquoi avoir choisi de poser vos caméras dans les Bains Douches publiques ?

J’y allais quand j’étais enfant, à la fin des années 80. D’ailleurs on a tourné dans celui que je fréquentais. C’était très particulier pour moi. J’avais envie de parler de ce lieu particulièrement intrigant. Il symbolise plein de choses. On n’y entre pas dans le même état que quand on en sort. On baisse la tête en s’y faufilant car on ne veut pas que les gens sachent qu’on y va pour se laver. Quand on en ressort après la douche, on a l’impression de se réadapter à la société. On retrouve une forme de confiance en soi. On redevient humain parmi les être humains. C’est toujours la sensation que j’ai eue. Il m’a fallu un certain nombre d’années pour comprendre que c’est grâce à ce lieu que je maintenais une forme de dignité. C’est aussi un spectre de la société française. Cela va du SDF au retraité, en passant par des travailleurs pauvres, des étudiants, des mères isolées. Avant il y avait beaucoup de familles maghrébines, moins maintenant. Ça dit quelque chose de notre société, de son évolution. Aujourd’hui, il y a plus de Syriens, d’Afghans, d’Erythréens, de gens de l’Est. Une personne qui y travaille m’a dit qu’on voyait aux bains publics tous les mouvements du monde venir s’y percuter. Sociologiquement, c’est un aspect qui m’intéressait. Et pour la fiction, je trouvais beau que Mohammed, qui est lui même un déraciné qui vit dans une sorte d’exil et de solitude, soit celui qui apporte du réconfort à des gens qui sont encore plus déclassés que lui. Une sorte d’ange-gardien qui ne se considère pas comme un miséreux. Il aime son métier. Il se sent valorisé par ce rôle là, alors qu’au foyer, il est un peu enfoui dans sa solitude. Il revit un peu grâce au réconfort qu’il apporte aux gens. C’est son élément de sociabilité. 

Est ce aussi une façon de réhabiliter cet endroit devant lesquels les Parisiens passent sans remarquer ni l’endroit, ni les gens qui le fréquentent?

Paris est une des dernières villes où il existe encore des bains douches. Quand on présente le film les gens découvrent ce lieu. Il y a aussi les personnes âgées qui disent y avoir été dans les années 50 et 60. Ceux qui sont nés plus tard ne connaissent pas leur existence. Du coup, ils ont vu une population qu’ils ne voyaient jamais. Les gens qui fréquentent les bains sont totalement absents de l’imagerie collective. Je trouvais intéressant que des personnes qui ne sont pas représentées au cinéma le soient enfin, et en plus dans une fiction qui flirte avec la comédie. L’idée n’‘était pas forcément de réhabiliter ces gens mais de montrer qu’ils existent. Je n’y étais pas allé depuis 25 ans. Quand j’y suis retourné pour préparer le film, je me suis souvenu que la majorité de ceux qui fréquentent les bains-douches sont des gens qu’on croise tous les jours sans se douter qu’ils vont s’y laver. D’autant qu’avant c’était payant. Maintenant, c’est gratuit. Il y a beaucoup plus de SDF. Là où on a tourné, ils reçoivent 600 personnes par jour. Un lieu comme cela est indispensable. 

Bilel

Il y a un parallèle entre Mike et Ahmed qui ont beau vivre dans un foyer mais qui ressentent une grande solitude. C’est ce que vous avez voulu montrer?

C’est plus flagrant pour Ahmed parce qu’on le voit dans son lieu de vie. Les chibanis vivent dans ces conditions là. Je suis allé dans un foyer rue Beccaria à Paris. C’est l’un des derniers où habitent encore ces chibanis. Comme pour les bains, la population a changé. Ce sont maintenant des Sub-sahariens, des gens de l’Est et quelques étudiants. C’est par ailleurs une génération qui est sur le point de s’éteindre. En discutant avec eux, on réalise qu’ils ont plein d’histoires à nous raconter sur leur vie, sur la façon dont ils ont traversé leur existence, sur leurs voisins qui partent les uns après les autres. Il y a ceux qui ont réussi à maintenir un lien avec le pays, et puis les autres, ceux qui vivent dans une solitude infinie et qui se retournent avec tristesse sur leur passé. Certains sont tombés dans l’alcoolisme comme dans le film, d’autres se laissent mourir. C’est une génération qui s’est sacrifiée pour ses enfants. Jamais ils n’auraient imaginé vivre la vie qu’ils ont vécue. Ils pensaient rester deux ou trois ans pour se faire de l’argent et repartir. Ils ne sont pas repartis. Au fil du temps, le lien avec les enfants s’est peu à peu rompu. Du coup, ils se sont rendu compte qu’ils ne se connaissaient pas et qu’ils étaient devenus des étrangers les uns pour les autres. Ils préféraient alors rester dans leur petite chambre, revoir leurs vieux amis avec qui ils partagent le même quotidien. Et au crépuscule de leur vie, le problème qui se pose c’est qu’ils sont malades. Ils restent aussi ici car ils sont mieux soignés. 

Dans le film Ahmed se confie à Mike en disant : « J’ai vu plus les collègues que les enfants. Madame a vieilli là bas et moi ici. ». Est ce cette souffrance silencieuse que vous avez voulu souligner?

C’est une souffrance qu’ils gardent au fond d’eux mêmes. C’est de la pudeur. Ils ne vont jamais se plaindre de quoi que ce soit. C’est le mektoub. Quand Ahmed dit : « je suis un vrai Français. Je suis condamné », il y a eu longtemps le mythe du retour. Mais certains, en ont fait le deuil. Il y a de la désillusion. Pour Mike, c’est une autre forme de solitude qui s’exprime par la rébellion et l’insolence. C’est la nouvelle génération. Il y a un contraste entre la génération qui s’est tue et celle qui refuse de se taire. La jeune génération refuse de baisser les yeux et demande même des comptes.

Dans votre film, il y a une grande maturité du jeune Mike qui convainc l’ancien de renouer avec son fils.

Il est plus malicieux et plus fin que ce qu’on veut bien croire. Mike a mieux compris qu’Ahmed la société d’aujourd’hui. Il donne une leçon de vie à Ahmed qui croit avoir tout vu et tout connu. C’est une autre forme d’intelligence Cet ado, en marge, est celui qui va pousser ce vieux monsieur à se réapproprier la vie dont il a été dépossédée.

C’est en quelque sorte un enfant de substitution.

Ahmed n’a pas vu ses enfants grandir. Il se voit offrir enfin l’opportunité d’assouvir cette fibre paternelle qui lui a tant manqué. Ça lui fait du bien de prodiguer des conseils à ce jeune garçon.Et vice versa, même si on ne connait pas les rapports de Mike avec ses parents. C’est un enfant en déshérence. On charge cette génération de tous les maux, mais à 17 ans on n’a pas envie d’écouter ses parents, de respecter les règles. Si on n’enfreint pas les règles à 17 ou 20 ans, on ne le fera jamais. 

Mike veut partir au Canada. Est ce que c’est une manière de dire que la France n’a plus grand chose à offrir à sa jeunesse?

Oui et non. Quand on a 16 ou 17 ans, on rêve d’un ailleurs. On ne tient pas en place. Je me suis demandé ce qui pouvait le plus symboliser l’envie d’un jeune homme de s’émanciper en partant loin pour vivre sa liberté sans écouter personne. Ce que la société offre à cette jeunesse est en dessous de leurs attentes. Surtout pour ceux qui n’entrent pas dans les codes. Il n’y a pas de place pour ceux qui galèrent, pour les marginaux. Son Eldorado à lui c’est le Canada. Tout le monde veut aller aux Etats Unis. Lui il est plus fin. Il sait où il va. Je trouvais joli que ce gamin de 17 ans croit possible l’impossible. Il croit en son rêve de devenir rappeur même s’il rappe moyennement. Ahmed est un personnage chargé de regrets. Mike, lui, ne veut en avoir aucun. 

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk