© crédit photo/ Nasser Mabrouk

Présenté en avant-première au Festival du panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient (3-21 mars),  143, rue du désert est le troisième documentaire de Hassen Ferhani. Avec son superbe film, le réalisateur de 33 ans nous emmène à la découverte de Malika, un personnage haut en couleur qui vit de son minuscule restaurant perdu au milieu du Sahara.Un lieu improbable de vie et démocratie qui dit quelque chose de l’Algérie contemporaine. Entretien avec un observateur humaniste.

Comment a germé en vous l’ idée de faire un film avec Malika?

Hassen Ferhani : J’ai rencontré Malika par le biais de Chawki Amari qui est écrivain, comédien, chroniqueur à El Watan et géologue. On était à Timimoun à 300 km de chez elle. Je lui ai demandé si on pouvait aller rencontrer cette fameuse Malika dont il parle dans son livre Nationale 1. Je ne savais pas si elle existait réellement ou pas. Je n’avais jamais vu de photo. Pendant le trajet, j’essayais de m’imaginer à quoi ressemblait cet endroit. Quand j’y suis arrivé, c’était plus fort que dans mon imaginaire.Je ne pensais pas que ce serait aussi improbable, au milieu de nulle part avec cette station service juste à coté.

Vous souvenez vous de votre premier contact avec elle?

Oui, c’était magique. Elle a reconnu à la voixau loin de Chawki quand ils se sont interpellés. Je suis rentré chez elle.C’était minimaliste. Il y avait deux tables, deux chaises, du thon, des oeufs, du thé, du café et des cigarettes. Elle était assise. J’ai été frappé par ce qu’elle dégageait. La première chose qui m’ a marqué, c’est qu’elle discutait avec Chawki et en même temps elle regardait sa porte. Elle commentait ce qui se passait. En sortant, je lui ai demandé si je pourrais faire un jour une séquence, un film avec elle. Elle m’a répondu que je pouvais venir quand je le souhaitais. C’était une vraie invitation à revenir. Une fois que je suis parti, j’ai été habité par l’image de Malika et de son café. Cela m’a hanté pendant deux mois avant d’y retourner.

Vous avez filmé quasiment tout le temps en plan fixe. Pourquoi ce parti pris?

Dans le cinéma que je fais, je me sens plus à l’aise avec les plans fixes qui sont sur trépied. On n’est pas pressé. On a le temps de poser son cadre, de le travailler. On laisse vivre l’action.Ce qui m’intéresse aussi ce sont les temps de pause. Il y a ces temps là, et ceux de travail. Tout est confondu. Je suis par ailleurs très imprégné par la photographie. 

La caméra est toujours placée au bon endroit. Etiez vous dans l’anticipation à force de connaitre le lieu ou mettiez vous en scène les personnages?

Il y a deux choses. Il y a de l’intuition pour savoir quel cadre je devais choisir. J’essayais énormément de plans. J’installais ma caméra en face de Malika et je laissais vivre le hors-champs. Parfois, je me permettais de préparer la mise au point, le diaphragme avant d’éteindre la caméra. Et quand il se passait quelque chose, je l’allumais. La seconde chose, c’est ce qui se passait en direct. On devait découper tout de suite et réfléchir au montage pendant qu’on tournait.Il y a une phrase d’ Henri-Cartier Bresson qui dit : « essayez de trouver le plan qui va parler de tous les autres plans ». C’est une phrase que j’emporte toujours avec moi. Quand je fais un film, je tente des choses. Je ne me dis pas que je vais faire un documentaire. Tout est possible.Il faut être prêt à accueillir tout ce que la vie peut donner. A l’image de cette motarde Polonaise qui a débarqué.

© crédit photo/ Hassen Ferhani

C’est d’ailleurs, en dehors de Malika, la seule femme du film

Oui, c’est une Polonaise qui fait le tour du monde à moto. 

La scène avec le GPS est extraordinaire

J’adore cette séquence. Il y a un effet miroir entre les deux. L’une qui s’est sédentarisée dans le désert. L’autre qui prend sa moto pour parcourir le monde. Il y a vraiment quelque chose de commun entre ces deux femmes qui sont libres à leur manière. Elles ont décidé de vivre comme elles l’entendaient. 

Malika, c’est à la fois la mémoire du lieu et une mémoire qui retient tout ce qui passe.C’est assez bluffant. 

J’aime bien cette phrase de Chawki qui dit que c’est la « gardienne du néant». Elle ne rate rien. Elle a une analyse rapide et très fine des gens. Elle connait toutes les routes de l’Algérie sans y avoir mis les pieds. 

Elle a fui sa famille, puis la ville de Ouargla car elle était victime de « hogra » (« mépris »). 25 ans après, elle retrouve cette forme de mépris avec la station essence qui vient se construire juste à coté de sa baraque.C’est assez cruel pour elle?

Elle est dans un endroit très stratégique, au centre de l’Algérie. Elle est sur cet axe qui est une des routes les plus importantes d’Afrique, à l’embranchement vers Timimoun et vers le Sud. Cette station est venue déranger une quiétude. C’est ambivalent. Elle s’en plaint mais cela lui fait un peu de compagnie. Je pense qu’elle restera là bas même s’il y a aussi chez elle cette liberté. Elle est venue de Constantine avec un bagage en main. Elle peut en repartir malgré la fragilité de sa santé.

© crédit photo/ Hassen Ferhani

Peut-on dire que les passagers qui lui rendent visite régulièrement sont comme une deuxième famille ?

Exactement. Comme elle me l’a dit une fois, elle est venue s’installer dans un endroit où il n’y a que des serpents et des scorpions.Elle s’est recréée son propre univers. Pour les routiers, c’est un peu une maman, une soeur qui est à l’écoute et qu’on respecte. Ils trouvent une tendresse qu’ils n’ont pas forcément sur la route. C’est un métier de baroudeur où il faut tracer. Ils tombent parfois en panne, sous la chaleur. Chez elle, il y a une sorte d’apaisement.Le temps s’arrête. Cela leur fait du bien. Certains sont obligés de passer chez Malika. C’est une halte importante ou sinon ils ne continuent pas. 

Le désert un par nature un milieu hostile. On sent que ces routiers respectent beaucoup cette femme qui est seule.

Complètement. Elle s’est imposée. Au début, elle a galéré. Elle s’est faite cambrioler. Depuis, elle force le respect. Même la gendarmerie du coin l’adore. Elle dit à un moment que les terroristes (dans les années 90) ne la touchaient pas. Il y a ce coté « sainte païenne » dans son mausolée. Il ne faut pas la toucher. 

Les références à la religion reviennent souvent dans le film. Est ce dû au cadre, aux gens du désert?

Je parlerais plus de l’aspect mystique que religieux. Il y a un aspect religieux « de façade » chez tous les Algériens. Cela fait partie de notre manière de communiquer. C’est plus culturel. Je suis allé chercher un lieu chargé de mémoire qui touche quelque part au mystique. Je l’imaginais comme une « Lalla Malika » dans son mausolée. Elle se dit d’ailleurs d’une descendance maraboutique.

© crédit photo/ Hassen Ferhani

Le restaurant de Malika est un formidable poste d’observation d’une Algérie en mutation. L’avez vous ressenti ? 

Ce n’est pas ce que je vais rechercher d’emblée, mais cela raconte l’Algérie d’aujourd’hui.La route fait circuler les marchandises, les informations. Les gens qui débarquent chez elle l’informent. Elle sait que les Qataris sont en train de chasser la gazelle. A la fin, il y a un type qui commande un café. Il a sur son épaule gauche un drapeau américain. C’est la base pétrolière qui est juste à coté de chez Malika. Ce sont des gens qui sont en première ligne de ce qui se passe dans le pays. Ils sont traversés pas ses bouleversements.Les gens viennent aussi de toutes les régions du pays. C’est un café cosmopolite. Une agora de démocratie où tout le monde a le droit à la parole. On s’écoute beaucoup dans le café de Malika. Ce n’est pas évident aujourd’hui. C’est ce que doit être encore plus l’Algérie de demain.

Après ce tournage, avez vous eu des préjugés qui ont été balayés?

Quand je pars pour tourner, je pars du principe que l’autre va me donner quelque chose que je ne connais pas. Comme le disait Camus : « il y a plus de choses à admirer chez l’homme qu’à détester ». Cette phrase m’a marqué. Quand on gratte les couches que la télé nous a imposées, on découvre autre chose.

En restant 45 jours dans le désert qu’avez vous finalement appris de la société algérienne?

Les gens sont prêts à donner d’eux-même quand ils sentent que la démarche est sincère.Je n’ai eu que 20% de gens qui ont refusé d’être filmé. C’est un peuple de battants, de résistants. On a beau essayer de nous mettre dans des cadres, l’Algérien est libre. Il pense comme il a envie de penser. Même si on a eu une chose commune qui est la religion, quand on sort de cela, les gens ont une vision du monde complètement différente. Il y a une idée du vivre ensemble dans ce café. Il est en train de se perdre mais il existe encore chez Malika.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk