Après des études d’art plastique à Paris, Leila Saadna s’oriente vers le monde de la photographie et du cinéma expérimental. Installée depuis quatre ans à Alger, la Franco-Algérienne de 42 as, issue d’un couple mixte, s’est  rapprochée de ses origines paternelles pour y trouver sa place dans le puzzle familial. Avec « Dis moi Djamila, si je meurs comment feras tu? », court-métrage sélectionné au festival du panorama des films du Maghreb et du Moyen Orient, elle réalise son premier documentaire. Un film intimiste qui, à travers la figure de son père, aborde les souffrances provoqué par  l’exil. Entretien avec une réalisatrice-couturière.

Avec « Dis moi Djamila, si je meurs comment feras tu? » vous signez un film qui touche à votre famille. Pourquoi avez vous ressenti le besoin de faire un documentaire très personnel?

Leila Saadna : Cela faisait longtemps que je tournais autour de ce sujet familial, de l’histoire de mon père, de la question de l’exil mais sans réussir à aller au coeur de cette histoire qui est assez douloureuse.C’était important de porter un regard assez intime mais qui ouvre aussi vers des récits de vie, de réalités de femmes et d’hommes qui sont touchés par l’émigration et l’immigration.Je voulais aussi traiter cela de manière documentaire et poétique.C’était important de réussir à trouver une forme d’expression artistique qui me soit propre et qui permette d’aborder par fragments cette histoire La réalisation de ce film est aussi un trajet qui m’a permis de comprendre beaucoup de choses, de travailler ma place dans ma famille à Sétif, en Algérie et d’assumer une certaine parole.

Vous dites dans le film en parlant de l’exil :« là où les hommes se cachent et emportent avec eux leurs secrets ». Avez vous réussi à percer ce mystère?

Je ne sais pas si c’est un mystère qui se perce. J’ai essayé de travailler à partir de cette histoire sans en dire tous les aspects. C’était important de le faire avec une certaine pudeur, de respecter les personnes et les personnages de ce récit.L’idée n’était pas de tout dévoiler mais de lancer des pistes qui permettaient de comprendre, de ressentir, d’être dans une émotion créatrice.Les non-dits parcourent mon histoire familiale, comme celles d’autres familles, surtout quand elles sont frappées par l’exil. Comme le disait le grand sociologue Abdelmalek Sayad : « El ghorba » (« l’exil ») est une rupture qui entraine d’autres ruptures ». Il fallait recréer du lien par la parole et permettre de dévoiler et de rendre audibles certaines choses qui n’avaient pas été dites. Ces choses ont pesé dans une sorte de silence de l’entre deux, entre l’Algérie et la France.

© crédit photo/ Leila Saadna

« Dis moi Djamila, si je meurs comment feras tu? » est une phrase que dit votre père à sa mère. Etait-ce important qu’elle prenne le titre du film?

Oui. Elle est en dialecte sétifien. Elle a une force poétique qui lui est propre. Ma grand-mère s’exprime avec beaucoup de poésie.C’est le langage d’une femme qui est née en 1924.Selon certains codes, on pourrait dire qu’elle est analphabète alors qu’elle a une grande richesse dans le langage. C’était une conteuse. Elle s’exprime beaucoup par images. J’ai filmé cet entretien avec elle avant qu’elle ne soit trop affaiblie.C’était les derniers moments où elle pouvait encore me parler de cette manière face à la caméra.Je trouvais très fort les images qu’elle m’offrait de mon père. Ce personnage de l’absent était très riche et beau d’une certaine manière.Elle parlait de ce lien. Elle anticipait sur ce qui allait être révélé à la fin du film. Cette phrase contient le drame qui va arriver et la conscience de ce que représente l’arrachement et l’abandon.

Votre père semblait joyeux dans la vie. Savez vous pourquoi il y a eu ce drame?

C’est tout le travail que je fais depuis un certain temps autour de l’histoire de mon père. J’essaie de comprendre cet acte là.Il est complexe. L’exil amène à une situation de grande fragilité.Il a été un arrachement qui l’a jeté dans un monde sans repère. Quand la vie ne réserve pas que des choses faciles, cela peut déboucher sur des drames, sur de grandes solitudes intérieures, sur de la souffrance psychique des hommes et des femmes.Ils ou elles se retrouvent dans un endroit qui n’est pas le leur et dans lequel ils peuvent se perdre.

© crédit photo/ Leila Saadna

Vous évoquez ce que chantait Dahmane El Harrachi quand il parlait de la douleur de l’exil.

Tout à fait. C’est complexe, parce que partir c’est aussi la possibilité de se construire ou de se donner la chance de faire quelque chose. Ce sont aussi des parcours de vie qui sont très dures comme ceux des Harragas qui vont en Europe. Ils restent des années sans papiers, dans une sorte d’errance et de grande vulnérabilité sociale, avec l’impossibilité pour beaucoup de pouvoir rentrer. Je me suis rendue compte que derrière ces histoires, il y a des personnes qui restent et qui sont souvent des femmes, des mères, des soeurs, des enfants.Elles portent en elles la souffrance de la séparation, de l’abandon économique ou affectif. C’est ce que j’appelle l’envers  d’ « el ghorba ». 

Ces hommes sont ils conscients des drames qui peuvent se jouer après leur départ?

Ils peuvent en être conscients mais ils sont pris dans un système. Dans mon film, il était hors de question de rendre responsable qui que ce soit. C’est un drame qui se referme sur beaucoup de personnes. Les hommes qui partent paient aussi les conséquences de cette situation. Ces drames n’empêchent toutefois pas de rire.Ma grand-mère a beaucoup d’humour même si elle porte en elle une grande souffrance qui la suit toute sa vie comme une sorte d’ombre. L’humour est très important dans mon film car il permet de rendre audible la parole de ces femmes sans qu’elles deviennent uniquement des victimes. Elles sont avant tout des femmes qui ont lutté. Elles sont toujours là. Ce qui intéressant aussi, en termes de réflexion, c’est que l’exil est beaucoup plus vécu par des hommes. Cela leur est plus accessible. Il y a des femmes qui le voudraient mais qui ne le peuvent pas. Certaines n’auront jamais eu cette possibilité de partir. Le propos de ce film était de parler de celles qui sont restées.

© crédit photo/ Leila Saadna

On attend une voix masculine mais on ne voit pas d’homme. Etait- ce une volonté éditoriale de votre part?

Oui, c’est un choix. Il fallait que les hommes soient hors-champ même s’ils sont très présents. Mon père est une figure assez centrale. C’est beaucoup plus difficile pour une femme de parler publiquement de quelque chose qui est de l’ordre de la souffrance intime car il y a cette notion de « ‘ayib » (« pudeur »). Lors du travail de repérage, j’ai écouté le témoignage de plusieurs femmes, plus ou moins proches de ma famille. Aucune n’a accepté d’être filmée, ni même que leurs voix ne soient enregistrées.Ma grand-mère a été la seule à pouvoir parler face à la caméra.Il y a aussi ce chant sétifien (« Bent el Tolba ») qui est important pour moi. Il parle d’une femme qui élève seule ses enfants. Elle doit faire face à cet abandon affectif et économique. Il est important qu’on permette d’entendre ces visions sur leur vécu. La libération de la parole des femmes nécessite un espace.

Qu’est ce que votre film vous a appris sur vous même, votre famille ou de la société algérienne?

Cela faisait longtemps que je voulais faire un film qui s’attelle à l’histoire de ma famille.Je savais que ce serait difficile pour moi car cela nécessitait de toucher à des zones intérieures douloureuses. Il y avait beaucoup de choses qui restaient à l’état d’ébauche. J’avais besoin d’un accompagnement. Je connaissais le travail pédagogique de la réalisatrice Habiba Djahnine. J’avais très envie d’être accompagnée par elle. Cela s’est fait dans le cadre d’un atelier collectif sur le long terme comme celui de Timimoun 2017-19. Il a permis à 7 réalisatrices de faire chacune un film en lien avec des vécus de femme.Nous avons travaillé en non-mixité choisie avec des équipes techniques composées de femmes. Cela était important pour pouvoir réaliser nos projets. Pendant un an et demi, je suis passée par des phases parfois difficiles. Cela s’est passé comme un travail de couturière. La couture ça pique, ça transperce, ça relie. Il fallait que je creuse l’écriture, que j’aille régulièrement à Sétif dans ma famille. J’ai tout fait seule (le son, l’image..), de manière quasi « expérimentale ». Il y a des moments où je n’arrivais plus à partir parce que c’était très douloureux.C’était difficile de chercher cette parole et de comprendre ce qui se passait.Petit à petit, je me suis rendue compte que j’affirmais ma parole. J’avais le droit de porter un regard sur ma famille malgré les non-dits qui la traversent. Il y avait un enjeu intérieur très fort dans la réalisation de ce film qui m’a libérée de beaucoup de choses. Peut être que j’ai lâché cette position que je dis au début du film: « bent el ghorba » (« la fille de l’exil »). J’ai pris une place qui est la mienne, qui est partielle, qui est entre deux. J’ai assumé d’être une pièce du puzzle, de faire partie de cette histoire. Ce film m’a fait beaucoup de bien.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk