Dans cette deuxième partie d’entretien Abdennour Toumi nous parle de la politique étrangère d’Ankara vis à vis des pays arabes et de la relation particulière qui unit l’Algérie à la Turquie.
(2ème et dernière partie)
Recep Tayyip Erdogan est très actif sur le front de la diplomatie. Veut il recréer un nouvel empire ottoman comme on l’entend un peu partout ?
Abdennour Toumi : L’idée de recréer un nouvel empire Ottoman est une obsession européenne. Il est vrai que la nouvelle Turquie (Yeni Türkiye) est très active sur la scène internationale grâce a une diplomatie préemptive qui cadre avec les ambitions légitimes de ce grand pays. Il faut que le monde comprenne, et notamment les Erdoğan bashers en Europe et dans les pays arabes, que la Turquie de 2020 n’est pas celle de 1920.
La position de ce pays par rapport au monde arabe est la conséquence du rejet de certains pays comme la France à la demande d’adhésion de la Turquie a l’Union Européenne. Ankara a alors vu cela comme une opportunité de s’orienter vers l’Est. Par ailleurs, l’absence de leader (Zaïm) dans les pays arabes a laissé les populations arabes orphelines. Elles trouvent majoritairement en la personne du président Erdoğan un leader qui sait dire : « Enough » (« ça suffit») aux super-puissances. On se souvient ainsi du clash de 2006 à Davos avec l’ancien président israélien Shimon Perez. On a également vu dans les marches du Hirak algérien une pancarte sur laquelle était inscrit : « les Algériens veulent un leader comme Erdoğan ».
Récemment, Recep Tayyip Erdoğan a soutenu les révolutions arabes en Tunisie, en Egypte et en Libye. La Turquie a une doctrine pragmatique en matière de politique étrangère. Son déterminant est : ni ami, ni ennemi. Elle défend ses intérêts selon ses impératifs stratégiques.
L’Algérie a été sous domination turque entre le 16 et 19è siècle.Quelles ont été les relations entre les deux pays depuis la fin de l’occupation ?
Je ne dirais pas qu’il s’agissait une domination. Je sais que le sujet est épineux sur la présence Ottoman en Algérie qui a ensuite abouti à l’invasion et à l’occupation françaises (1830-1962). Il y a eu aussi le « silence » turc pendant la guerre de libération nationale (1954-1962). Lors d’un entretien avec un diplomate Turc à Ankara, il m’avait été expliqué que la Turquie avait créé des réseaux via l’Egypte pour soutenir, par des transferts de dons et d’ armes, la lutte armée du FLN et de l’ALN.
L’ancien ministre de l’Information et ambassadeur algérien, Abdelaziz Rehabi avait également déclaré aux médias algériens que le gouvernement turc de Halil Turgut Özal – en 1986 – avait fait des excuses écrites a l’Algérie de Chadli Bendjedid parce que son pays s’était prononcé contre l’indépendance algérienne lors du vote, en 1957, à l’assemblée générale de l’ONU.
Le rapprochement algéro-turc sous l’administration de l’AKP a pris de l’ampleur ces dernières années. L’Accord d’amitié et de coopération, qui a été signé lors de la visite du président Erdoğan en Algérie en 2006 – il était alors Premier ministre – est considéré comme une base solide sur laquelle reposent les relations bilatérales entre les deux pays.
Quelle place occupe justement l’Algérie aujourd’hui dans la vision des dirigeants turcs?
Depuis l’élection du Président Abdelmadjid Tebboune, en décembre 2019, Ankara a montré un intérêt particulier vis à vis de l’Algérie. Les militaires à Alger se montrent aussi désireux de développer une relation stratégique entre les deux pays. Ce nouveau paradigme de l’administration algérienne pour une politique étrangère pragmatique et équilibrée est un message adressé à la France qui a toujours considéré l’Algérie comme une chasse gardée.
En outre, les dirigeants turcs ont besoin de s’appuyer sur l’Algérie en ce qui concerne la crise libyenne et pour pouvoir mener leur stratégie dans l’Est de la Méditerranéeet au Maghreb. Ceci sans paranoïa, ni illusion contrairement à ce qui a été véhiculé à Alger par les élites nationalistes arabophones et « branchées », et en France par la caste parisienne et les médias anti-Erdoğan qui présentent le Président turc comme le nouveau Dey d’Alger.
Quel est le niveau des échanges bilatéraux entre les deux pays?
Les relations bilatérales ont atteint un niveau satisfaisant. La Turquie a investi 3,5 milliards de dollars U.S.. Ce chiffre est amené à augmenter. Cela fait de la Turquie l’un des principaux investisseurs et le plus grand fournisseur d’emplois pour un pays étranger en Algérie.Les secteurs de l’Energie et de la Construction constituent les principaux piliers des relations économiques entre les deux pays.Par exemple, les entreprises turques de construction, sous la direction de l’Agence turque de coopération et de coordination (TIKA), ont travaillé sur des restaurations d’édifices telle que la mosquée de Ketchaoua d’Alger, et sur d’autres sites à travers le pays.
Les nouveaux ambassadeurs des deux nations sont désireux d’aller plus loin et de développer la coopération dans le commerce, le tourisme, la culture et de renforcer les liens avec la société civile et les acteurs universitaires. A ce sujet, Ankara a promulgué une nouvelle politique de visas. Les Algériens de moins de 15 ans et de plus de 65 ans n’ont plus besoin de visa pour entrer dans le pays.
Parfois, les diplomates idéalistes contribuent au contexte géo-politique, culturel, social et économique de leurs pays respectifs. Ils tiennent aussi comptent des mérites et des perspectives du pays hôte. C’est une nouvelle forme de diplomatie habile qui va de pair avec le soft et le hard power.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk