Abdennour Toumi est chercheur spécialisé en relations internationales. Après des études en France et aux Etats-Unis, l’universitaire algérien s’est installé à Ankara où il collabore avec le Centre de recherches ORSAM (orsam.org.tr). Dans cette première partie, il nous dresse un portrait de la Turquie contemporaine
(1ère partie )
Vous êtes chercheur algérien passé par la France et les Etats Unis pour vos études. Pourquoi avoir décidé de vous installer en Turquie pour votre travail?
Abdennour TOUMI : En janvier 2013, j’ai été invité par l’université en Sciences sociales et politiques Tobb et par le Premier ministre de la république de Turquie pour parler du rôle de l’Algérie dans la crise au Mali. A cette époque, je vivais aux USA. J’étais chargé de cours à Portland Community College au département des études sur le Moyen-Orient et l’Afrique du nord et membre du Centre des études du Moyen-Orient de l’université de Portland State. J’envisageais déjà de me rapprocher de mon pays, de ma culture et de mes traditions. La Turquie était le pays qui ressemblait sur tous les plans (sociologique, sociétal et culturel) le plus à l’Algérie.Par ailleurs, j’ai toujours gardé un oeil attentif sur ce pays qui est en pleine mutation depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 du parti AKP. La Turquie comme l’Algérie sont des pays de paradoxes. Ils ont tous les deux un pied en Occident et un autre en Orient.
Comment définir la Turquie d’aujourd’hui ?
La Turquie de 2020 n’est pas celle de 1920. Elle est devenue aujourd’hui un poids lourd dans une région qui connait de fortes turbulences géo-politiques. En l’espace de 20 ans, elle a pu marginaliser des pays voisins « pivots » comme l’Egypte et l’Arabie saoudite. Ces deux pays ont des positions antagonistes vis à vis de la Turquie suite aux changements socio-politiques des Printemps arabes (de Mascate à Nouakchott).Historiquement la lutte doctrinaire entre Riyadh et Ankara remonte à l’époque de l’Empire Ottoman, voire avant la fondation du royaume saoudien. L’Egypte du Général Al-Sissi s’est jointe à cet axe anti-Erdoğan. L’axe Riyadh-le Caire-Abou Dhabi reproche a Ankara d’être derrière la montée du soi-disant « islam politique » dans la région. Ces pays n’ont pas compris que le President Erdoğan, n’est pas un frère-musulman. Sa formation idéologique n’est pas islamiste au sens classique du terme. Ce n’est pas un idéologue. C’est la realpolitik qui prime. C’est un pays qui a établi une politique étrangère et militaire moins attentiste et moins atlantiste.Ankara gère par ailleurs avec pragmatisme ses relations à l’égard de ces deux pays. Les affaires commerciales vont bon train. L’investissement privé saoudien en Turquie est le premier après celui de l’Irak.
Au niveau démographique, il y a eu un changement au cours des 20 années qui se sont écoulées. Une nouvelle classe socio-économique, de cadres lettrés, a émergé grâce au rapide développement urbain et sub-urbain de villes comme Ankara ou Antalya. La préservation de la nature, de l’activité des zones rurales – avec le développement agraire- et une politique de logement attractive ont été importants pour cette génération qui préfère vivre mieux que leurs parents et grand-parents. Cette jeunesse profite des réalisations économiques et sociales de la Turquie post-coup d’Etat.
En revanche, il y a le facteur du « Erdoğan fatigue » – comme on dit en anglais – auprès des jeunes urbains et aisés qui n’ont pas connu la Turquie des coups d’état, du régime militaire des années 80 et 90. Cette génération montre son opposition à l’égard de l’ AKP surtout pour la personne du président Erdoğan qu’elle juge trop interventionniste.Il y a aussi une autre partie des jeunes qui est fière de la nouvelle Turquie qui est née sous le règne de l’ AKP et du leadership du président Erdoğan.
Lors du dernier coup d’Etat manqué – en Juillet 2016 contre le président Erdoğan – cette jeunesse est sortie en masse pour faire face aux putschistes et montrer un sentiment très fort en faveur des valeurs républicaines et démocratiques. Il est important de signaler qu’elle a bien appris le sens de l’intérêt public. Cela est dû à la qualité des débats publics dans les médias, dans les universités et dans les centres de recherche. C’est une des caractéristiques du cercle vertueux de la démocratie naissante de cette nouvelle Turquie.
La guerre en Syrie a amené 3,5 millions de réfugiés en Turquie. Comment le pays a-t-il pu absorber sans trop de souci cette masse de migrants ?
Dès les premiers jours de la révolte pacifique des Syriens contre le régime de Bachar al-Assad, en mars 2011, le gouvernement d’Ankara s’est préparé a un exode massif. Et plus particulièrement dans les provinces limitrophes comme Antakya, Kilis, Gaziantep, Saniurfa, et Mardin. Le Président Erdoğan et son ministre des Affaires étrangères,Ahmet Davutoğlu, avaient opté pour la politique de la porte ouverte (Open Gate Policy). Ce paradigme a changé en fonction de l’évolution du conflit syrien et du changement de nature du système politique en Turquie qui est passé, en 2014, du régime parlementaire à celui de présidentiel.
La question des migrants – ils sont juridiquement appelés « Invités » (Guests) – est devenue une question de sécurité nationale et un des impératifs de la politique étrangère européenne d’Ankara.
La Turquie a pu maîtriser cette migration grâce à une politique de gestion de crise unique dans le monde qui s’appuie sur l’AFAD (structure de gestion des crises installée en 2009 au niveau de la présidence), les ONG (ndlr, organisations non gouvernementales) locales comme l’IHH et internationales. Administrativement tous les entrants sont recensés et inscrits dans les bureaux locaux et régionaux de l’AFAD. Ils reçoivent une carte de migrant (Kimlik) qui leur permet de bénéficier de l’hôpital public. Ils son remboursés à hauteur de 80% de leurs soins et frais médicaux. Des programmes éducatifs sont par ailleurs dispensés dans des écoles subventionnées par l’UNICEF.
Dans les provinces frontalières du sud (Şaniurfa, Kilis and Gaziantep) les migrants ont ouvert des restaurants, des commerces ou des boutiques dans le domaine de la confection. Cela a entrainé localement quelques conflits mais les programmes de socialisation et d’intégration – comme le Community Initiative Project (CIP) – ont permis de diminuer les tensions entre les populations locales et les « invités ».
Autre élément très important à ne pas négliger, c’est l’accueil à bras ouverts des Kurdes syriens de Qamishli, de Kobani et d’Afrin en Syrie. Ils ont trouvé refuge dans la province de Mardin. Dans la province de Şirnak, ce sont des centaines de familles Yazidis d’Irak qui se sont installées à l’hiver 2015. Malgré les programmes d’intégration et post-intégration, la majorité des Syriens voient la Turquie comme un passage vers l’Europe pour une vie encore meilleure.
Au final, le gouvernement turc a pu gérer convenablement la crise des migrants en leur offrant une opportunité d’intégration tout en étant vigilant sur sa sécurité territoriale et nationale.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk