Meriem Achour-Bouakkaz a quitté son métier de vétérinaire pour prendre la caméra et raconter l’Algérie d’aujourd’hui. Avec Nar, elle signe un très beau documentaire, son troisième, sur la désespérance de jeunes algériens qui s’immolent par le feu. Récompensé du Primed (Prix international du Documentaire et du Reportage Méditerranéen) dans la catégorie Première oeuvre, le film est également présenté cette année au festival du Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient (3 au 21 mars). Entretien avec une réalisatrice de talent.

Comment vous est venue l’idée de faire un documentaire sur les personnes qui s’immolent par le feu?

J’ai appris l’immolation d’un jeune à Jijel, Hamza. Son geste a déclenché des émeutes dans toute la ville. Beaucoup de jeunes se sont identifiés à lui et se sont révoltés. C’était en 2012. Cela m’avait bouleversée et révoltée. J’ai commencé à m’intéresser au sujet pour découvrir que ce n’était malheureusement pas un cas isolé. Il y avait des immolations régulièrement et à travers tout le pays.

Vous montrez par deux fois des jeunes qui prennent feu. C’est assez impressionnant.Avez vous hésité avant de les garder au montage?

J’ai fait le choix de montrer des images amateurs d’immolation même si ce n’est pas le cœur du film. Le  geste est si extrême qu’il est difficile à imaginer, à accepter. Elles ne durent que quelques secondes mais c’est difficile de soutenir ces images.Il m’a paru important qu’on voie à quel point c’est puissant, saisissant. Le défi a été de trouver l’équilibre en montrant suffisamment pour sensibiliser tout en évitant le piège du voyeurisme ou du sensationnel.

© crédit photo/ Meriem Achour-Bouakkaz

Beaucoup de plans de votre film font penser à des pauses photographiques très esthétiques. Etait ce une manière d’apporter un équilibre aux propos poignants des personnages ou bien s’agissait-il de les rendre encore plus forts?

Les jeunes se sentent enfermés, bloqués, statiques.J’ai essayé de traduire ce qu’ils ressentent en les filmant en plan fixe, en  regard caméra. Ils nous interpellent.Leur colère est sourde, l’ennui et le marasme tangibles.

Avez vous eu des difficultés à convaincre les personnes qui témoignent à visage découvert?

La difficulté n’a pas été de convaincre les personnages de témoigner à visage découvert mais d’accéder à leurs proches, de pouvoir les filmer dans leur vie quotidienne, au travail. Ce n’était pas toujours possible. Le sujet reste délicat. Ils m’ont fait confiance. J’ai pris ce qu’ils m’ont donné, en respectant le fait que je n’aurais pas accès à toutes les sphères de leur vie.Leur parole n’en est pas moins sincère et authentique.

Quelles sont les raisons avancées par ceux qui attentent à leur vie pour justifier leur acte?

Les personnages décrivent un cumul de frustrations, de difficultés de toutes sortes. Il y a bien sur les conditions économiques, le chômage, la précarité, le logement, mais ce ne sont pas les seules raisons.Ils évoquent tous le mépris, le sentiment d’être oublié, d’être invisible, de ne pas compter en tant que citoyen.Il se sentent atteint dans leur dignité. Il y a toujours un déclic qui est en général une énième injustice (décision de justice, expulsion d’un logement, non attribution d’un logement…). Celle de trop et les choses basculent.

© crédit photo/ Meriem Achour-Bouakkaz

Un des personnages dit : «  ils nous ont fermé les portes de la vie ». Par ailleurs, le terme « prison » revient à plusieurs reprises dans le film. L’Algérie est-elle devenue le plus grand espace carcéral au monde pour sa jeunesse?

Nombreux sont les jeunes qui se sentent enfermés. Ils ne peuvent pas voyager par manque de moyens, et à cause du visa.Il n’y a pas de tourisme, peu de libertés individuelles. La société est régie par des codes bien définis qui rendent l’accès à l’épanouissement compliqué.Je pense que tous ces éléments contribuent à renforcer le sentiment d’emprisonnement.

Voyez vous des similitudes entres ceux qu’on appelle les « Haragas » (ceux qui prennent la mer) et ceux qui s’immolent par le feu?

Pour moi, ce sont les deux revers d’une même médaille. Il y a en commun un profond mal-être, une rupture avec la vie. Qu’on se jette à l’eau ou qu’on s’asperge d’essence, c’est une forme de fuite.  Cela peut paraître paradoxal mais à mes yeux c’est un appel de vie qui peut conduire à une mort terrible.Le haraga espère atteindre l’autre rive pour entamer une nouvelle vie, celle dont il rêve, et quitter celle dont il ne veut plus.Celui qui s’immole tente de quitter l’anonymat, d’exprimer sa mort intérieure, qui a précédé la mort de son corps, d’atteindre une visibilité dont il a pu se sentir privé durant sa vie, de retourner toute la charge de violences accumulées contre lui-même. Comme le dit bien Fouad dans le film, il tente de réhabiliter sa propre dignité, ce qu’il en reste avant de mourir.

Le thème des réappropriations identitaires clôturent votre documentaire. Aviez vous senti ce que réclame le Hirak aujourd’hui ?  

Le montage de Nar s’est achevé en Décembre 2018, avant le déclenchement du Hirak. Nar montre l’énergie de toute une jeunesse qui refuse de mourir en silence. La musique du film, ce sont des chants de stade qui sont devenus l’hymne des manifestants. En ce sens on peut y voir une prémonition. Ce qui est sûr, c’est que le film fait le vœu d’une renaissance dont nous sommes les témoins privilégiés depuis un an..« Si je me fie à notre histoire, je suis convaincu que ça va changer,. Il y a quelque chose en nous qu’on n’a pas réussi à tuer ».  Ce sont les paroles de Fouad, l’un des personnages du film, qui conclut le film.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk