Auteur de plusieurs romans *, Fayçal Chehat nous livre avec Le dépossédé (Editions Al Bayazin) le huis clos haletant d’une prise dotage où le récit de la trajectoire dAli se confond avec celle de lAlgérie pré et post-indépendance. Entretien avec un journaliste-écrivain** qui a encore des choses à dire.

Pour quelles raisons avoir situé l’action quelques années après l’indépendance?

Dans mon esprit, le postulat a toujours été clair. Le parcours chaotique du pays, les virages mal négociés sur la voie du développement politique, social, économique, culturel et surtout démocratique, trouvent leur source durant les deux premières années de l’indépendance. Le grand détournement a commencé à peine les feux de joie éteints, les grandes et mémorables liesses populaires, fêtant la sortie du long tunnel imposé par le colonialisme, terminées.

Pourquoi avoir imaginé une prise d’otage comme trame de votre roman?

J’ai choisi la posture du conteur. Qui vous dit : asseyez-vous confortablement et ouvrez bien vos oreilles. Je vais vous raconter une histoire. La mienne. C’est comme ça que vous allez comprendre quel homme je suis et pourquoi j’agis de la sorte. Pourquoi, j’ai perdu la foi en un avenir meilleur. La grande différence, c’est que dans Le dépossédé la personne qui écoute a une responsabilité individuelle – et collective parce qu’elle faisait partie de la nouvelle caste au pouvoir –  dans la dépossession et dans le désarroi du narrateur. Ce dernier ne veut plus se taire. Et dans un pays où les libertés fondamentales ont déjà été confisquées, il n’avait pas d’autre solution que celle-là. 

La séquestration de Karim est rythmée par le récit de vie d’Ali. C’est assez incongru comme situation.

Absolument pas ! Car en racontant sa vie, Ali décrit les étapes traversées par son pays sur plus d’un demi-siècle. Ali n’est pas un mégalomane sorti de nulle part qui a entrepris cette action juste pour se mettre en avant. Le lecteur comprendra très vite que l’histoire du narrateur est viscéralement liée à celle de son pays.C’est le récit d’une histoire d’amour trahie. Ali et cette Algérie qu’il aime viscéralement sont les cocus. 

Une bonne partie de l’histoire se déroule dans l’Ouarsenis. Est-ce votre roman le plus autobiographique?

Non, on ne peut pas dire ça. Même si mon père était originaire de cette région et que sa famille, nombreuse et enracinée, a beaucoup souffert de la violence coloniale. Il faut savoir que cette partie montagneuse située dans le sud-ouest du pays a été quasiment la dernière a avoir été matée par l’armée impériale française. A bout d’une violence inouïe. Tueries, enfumage dans les grottes, déportation, exil forcé suivi par une confiscation des meilleures terres et une marginalisation inexorable des autochtones. J’ai pu compléter les récits familiaux qui ont baigné mon enfance et mon adolescence par les informations accumulées dans le cadre de mes recherches  universitaires et journalistiques.

On a presque l’impression que les nouveaux maitres de l’Algérie ont été plus cyniques que le pouvoir français auquel il a succédé. 

C’est humain ! C’est toujours comme ça que l’on vit la trahison, le malheur et l’humiliation lorsqu’ils sont le fait de proches. La violence de l’ennemi intérieur est toujours plus mal vécue. Alors que le peuple algérien croyait avoir fait le plus dur en quittant les griffes de l’envahisseur, il découvre qu’il doit encore vivre dans le doute et la crainte. Il ne faut oublier que c’est durant la révolution que les mots « khaoua » (frères) et khouatate (soeurs) sont entrés dans le langage courant. Les Algériens étaient des frères et des soeurs. Ces qualificatifs perdurent d’ailleurs.Le Hirak en a fait la preuve. 

Au fil du roman, vous dénoncez la violence coloniale à l’encontre les Algériens et l’absence de reconnaissance de la France vis à vis des personnes enrôlés de force pour combattre l’Allemagne. Pourquoi ce pan de l’histoire est-il rarement abordé dans le discours officiel algérien ?

Il n’est pas absent du récit national.La guerre d’Algérie est l’acte final qui sanctionne la multiplication des dénis de la France face aux demandes de l’égalité des droits réitérées par les Algériens depuis des décennies. Non contente de les nier, la France a répondu à ses demandes par la violence. Les massacres de Sétif, Kherrata et Guelma  en mai 1945 ont réprimé des manifestants qui réclamaient plus de dignité au moment où l’Europe fêtait bruyamment cette victoire contre le nazisme à laquelle avaient participé souvent de façon décisive ces centaines de milliers « d’indigènes » mobilisés au nom de « la patrie » en danger.

Le jeune Ali s’émancipe au fil de l’éducation qu’il reçoit. La politique finit par le rattraper. Pouvait-il y échapper avec toutes les injustices qu’il a vécues et vues?

Ali n’était pas programmé pour un tel parcours. Né dans un douar misérable, niché au coeur de la montagne, il a bénéficié à l’adolescence d’une rencontre avec un homme providentiel dans des circonstances improbables. Ce clin d’oeil du destin va le sortir de son monde étriqué et lui permettre de partir à découverte de la complexité du monde. 

En quoi son passage au Caire est-il décisif dans son parcours?

L’Egypte, « Oum dounia » comme la surnomme les Egyptiens, était un pays phare du monde arabe même sous le protectorat anglais. Le Caire était la place où il fallait être pour tous les « éclairés » du Proche et Moyen Orient. Comme ceux du Maghreb. Avec une presse écrite puissante, une activité intellectuelle brillante et une créativité culturelle bouillonnante (musique, cinéma, littérature ), le Caire était un phare indiscutable. Et le religieux n’était pas en reste avec l’omniprésente université Al-Azhar. Ce séjour de quelques années sur les bords du Nil a contribué à enrichir son expérience et l’a aidé à comprendre que les grandes injustices sont hélas partagées par les mêmes sur tous les territoires. A son retour en Algérie, Ali était déjà un homme différent. 

La femme est omniprésente dans le roman. Elle est à la fois courageuse, solide et subtile. Etait ce important pour vous de réhabiliter la combattante algérienne?

Il ne pouvait pas en être autrement, car les femmes courageuses et déterminées, le narrateur en a connu une flopée. A commencer par sa mère Khadidja, illettrée certes, mais riche d’une humanité et d’un sens du sacrifice inégalables au profit d’une famille de peu, dans une région où la misère était omniprésente. Ces mêmes femmes algériennes qui avaient contribué à la libération du pays à tous les niveaux avaient, in fine, été renvoyées dans les arrières des cuisines, invitées à s’effacer de l’espace public et priées de n’avoir aucune ambition politique, sociale et économique 

Le huis clos de départ se transforme petit à petit en forum avec l’attroupement des habitants qui suivent les péripéties d’Ali via le haut parleur qui diffuse son histoire. Ali, le lettré, se sent-il en quelque sorte le porte parole de cette masse silencieuse?

En réalité, ce n’était pas l’intention du narrateur. Lui, son obsession, c’était de contraindre son « prisonnier invité » a écouter ce qu’il avait à dire, et accessoirement ceux qui allaient venir – les services de sécurité- le sortir du piège qu’il lui avait tendu. Jamais il n’avait pensé qu’un attroupement populaire allait se produire, même à distance de la ferme où il a mis en place son piège. La présence de cette foule a donné un sens plus fort à son action. Elle l’a en quelque sorte galvanisé. Son histoire aura des témoins.C’était inespéré et formidable. Et à défaut d’un reportage sur son affaire, vu que les médias étaient déjà muselés, il pouvait espérer que la rumeur et le bouche à oreille battraient la campagne et feraient le reste.

« Ce pays n’est pas un butin » ou « L’Algérie est le legs de nos ancêtres ». Ces phrases tirés de votre livre sonnent comme des slogans qu’auraient pu écrire les personnes qui participent aujourd’hui au Hirak. Voyez vous des correspondances entre les deux époques?

Il faut savoir que le roman est paru au printemps 2020, c’est-à-dire à l’heure où le Hirak avait habillé le territoire national d’une volonté de changement pacifique mais irrépressible. Oui, il y a bien sur correspondance. Car le Hirak aurait pu (ou dû) advenir dès les premières années de l’indépendance. Mais objectivement cela n’était pas possible. Entre 1962 et 1965, le peuple algérien sortait d’une guerre féroce et meurtrière contre l’occupant.Il ne rêvait que de choses simples et évidentes : panser ses plaies, s’atteler à la reconstruction de la nation et jouir un peu de sa liberté retrouvée. D’où le slogan scandé dans les rues de nos villes et villages «  Sebaa snin barakat » (1) lorsque ont commencé les premières escarmouches à base régionaliste, et celles qui opposaient les différents clans de l’armée de libération sans oublier la tension à la frontière ouest qui a abouti à la fameuse  « Guerre des sables ». Cependant, le Hirak était déjà dans les têtes de tous les Ali du pays. Ceux qui avaient compris que la victoire du peuple algérien avait déjà été récupérée et que cela ne prédisait rien de bon. Ali, le personnage central du « Dépossédé », avait décidé en quelque sorte d’initier un Hirak personnel. Un Hirak sans doute désespéré mais c’était le sien.

Comment voyez vous l’avenir de ce mouvement? 

Il n’a de réel avenir que s’il se structure. Le statu-quo ne peut pas être une règle, ni une solution. Que les millions de femmes et d’hommes, qui ont donné une image fabuleuse du pays dans le monde grâce à leur pacifisme, leur sens civique élevé et la diversité de leurs aspiration à vivre dans une société plurielle, démocratique et ouverte, puissent s’organiser. Si je peux me permettre une comparaison d’essence sportive. Le Hirak s’est offert un superbe essai. Maintenant, il doit absolument le transformer pour avancer vers la victoire. Et selon moi, cela ne peux passer que par les urnes.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk

(1) Sept ans cela suffit !

* Celle qui n’aimait pas les hommes (éditions Acoria), Hommes perdus au pays du cul du diable (éditions Paris Méditerranée)

** La Fabuleuse histoire du sport algérien (édition Al Bayazin)/ Petites nouvelles du monde réel (page littéraire Facebook)