Yasser Boulmezaoud est diplômé des Langues’O en littérature arabe et de l’Université de la Sorbonne en administration des affaires. Dans son livre, Allume ta bougie, une conception saharienne (éditions de L’Harmattan), le sociologue décrypte la société Mzab à travers le village éco-citoyen de Ksar Tafilelt (Ghardaia). Pour dzairworld.com, le chercheur, installé à Montréal, revient sur cette réussite algérienne inédite. 

Quel est le modèle ksourien de Tafilelt qui a poussé dans la région de Ghardaia dans le sud algérien ?

Yasser Boulmezaoud : En termes de modèle Ksourien sur le plan architectural, je ne saurai répondre à la question. Cependant, en termes de modèle sociétal, Ksar Tafilet trouve ses racines dans la cité de Beni Isguen. 

Dans une Algérie iconoclaste dans le domaine de la construction, et dans une zone désertique comment une telle réussite a-t-elle vu le jour?

Tout l’objet du livre est une tentative pour expliquer comment une telle réussite a eu lieu dans cette même Algérie. Pour ce faire, j’expose ma lecture du monde, de l’Algérie et des Algériens. Je m’efforce d’analyser l’Histoire des acteurs, de comprendre l’environnement, et surtout de cerner les actions posées par ces acteurs pour mieux appréhender leurs lieux de vie. 

Pouvez vous nous décrire le fonctionnement de la société mozabite ? 

Cette minorité berbère a été historiquement organisée en fractions et en sous-fractions. Les noms et alliances de familles sont les principales délimitations entre les groupes. La structure sociale, significativement institutionnalisée, est dominée par deux instances régulatrices des comportements des individus au sein du groupe : le Conseil religieux et le Conseil des notables qui n’appartient pas à l’ordre religieux. Nous pouvons appeler ce dernier « Conseil social ». Il est chargé des affaires courantes, en dehors des rites religieux. 

La municipalité de Beni Isguen par exemple regroupe trois Archs (Fraction) et douze Achiras (sous-fraction) qui se répartissent inégalement en nombre entre les trois Archs. Chacun des Archs a un président élu par les membres de ses Achiras qui a pour rôle de connaître les éventuelles difficultés (financières, familiales…) des individus qui composent son Arch. Il met en place les actions nécessaires pour solutionner ces difficultés. 

Chaque Achira élit un représentant pour former le Conseil des Archs qui nommera à son tour un président du Conseil. Le Conseil des Archs a pour fonction de coordonner les actions des individus. Il assure la gestion des conflits et veille à l’entraide entre les Achiras pour les besoins du Arch ou de la municipalité. 

Le Conseil des Notables est quant à lui la plus haute institution sociale au sein de la communauté. Il représente tous les groupes de Beni-Isguen. Il comprend un président, trois membres issus des Archs, quatre élus issus des institutions d’État (le maire, membres du conseil de la wilaya  et des parlementaires), ainsi que des représentants des associations de jeunes, de quartiers, d’activités sportives, culturelles et artistiques… Le Conseil siège en moyenne une fois par mois et propose des projets d’envergures d’intérêt général. Il répond aux sollicitations de tous les membres. La structure sociale chez les Mozabites est assez hiérarchisée. La société se compose d’abord de la famille, puis des Achriras et des Archs. En haut de la pyramide se trouve le Conseil des Notables.

Quelle est la place de la religion dans le Mzab?

La place de la religion dans le Mzab est la place qu’occupe la religion pour les gens qui y souscrivent consciemment. La religion pour un mozabite s’apprend et s’enseigne.C’est sujet à réflexion et à discussion,. Cela occupe un temps dans le quotidien.Elle a un volet spirituel et un volet pratique. En définitif, la religion est structurante pour les individus et structurante pour le collectif. 

Vous dites que les Mozabites sont pragmatiques . Comment cela se matérialise-t-il?

Quand je dis qu’ils sont pragmatiques, c’est dû au fait qu’ils s’intéressent à la portée de leurs actions. Les décisions prises sont orientées vers un sens pratique pour la collectivité. Par exemple, concernant l’activité économique dans la cité, il est nécessaire de s’attarder en particulier sur la place de l’eau dans la recherche des moyens de subsistance des membres de la cité. L’eau au Sahara est rare. Elle est tout aussi nécessaire dans l’activité religieuse (les ablutions) que pour la vie en général. Sa gestion est primordiale pour toute la cité. Des systèmes sont mis en place pour extraire l’eau des nappes phréatiques, pour récolter l’eau des ablutions de la mosquée, pour capter les eaux pluviales et en faire des usages nécessaires à la survie dans la cité. Nécessairement, une partie des eaux est orientée vers les palmerais pour l’irrigation et vers des puits construits dans les quartiers pour satisfaire les besoins des familles. Quelques hommes concentrent leurs activités à extraire de l’eau douce de l’oued pour la distribuer aux familles moyennant quelques revenus. D’autres se consacrent au travail agricole avec la mise en place de la gestion rationnelle de l’eau, des denrées et de l’aménagement adéquat des palmerais. Aussi, autour de la gestion d’eaux, certains artisans réalisent de la poterie et des gourdes en peaux de chèvre pour les vendre au souk de la cité. À travers cet exemple, on peut  voir un véritable sens pratique dans la gestion de l’eau, pour son optimisation, sa distribution, et pour s’assurer que toute la collectivité en bénéficie. 

Ce succès qui est avant tout collectif est aussi celui d’un homme,  le Docteur Nouh. Pouvez vous nous parler de ce personnage?

On ne peut pas dire que c’est le succès d’un homme, encore moins si on l’entend dans le sens de réussite. Il est vrai que nous sommes dans une époque qui justifie le succès par le charisme d’une « icône », le charme d’un « être d’exception », le génie d’un « homme extraordinaire », mais ce n’est pas l’histoire de cette réussite. Ksar Tafilelt, ce sont des gens ordinaires qui évoluent dans un environnement complexe, voire compliqué et qui ont réussi à construire quelque chose d’extraordinaire, notamment par leur esprit collectif et la volonté de faire le bien. Bien évidemment, comme pour tout projet, il faut des hommes qui organisent, qui coordonnent, qui investissent de l’argent, du temps, de l’énergie, pour atteindre un but. Le Dr. Nouh faisait partie de ces hommes. Il était celui qui servait la construction de ce projet. Il a occupé les fonctions de celui qui voit la forme finale, et à ce titre, il en était forcement le moteur. Si je dois en dire un peu plus sur le personnage, j’évoquerais son intention de faire le bien. Faire le bien est en soi une réussite. Il se disait que la seule véritable action pour lui en tant que musulman était de mettre en place les moyens servant à la concrétisation de ce projet, et que c’est par le Créateur que la réussite devient effective. Sa distinction tranchée entre le bien et le mal, sa conviction de faire le bien lui a donné la certitude que la réussite était à portée de main. Le Dr. Nouh avait la conviction de son succès car pour lui rester intransigeant avec la notion du bien, présupposer le bien chez les autres, faire confiance à priori et s’obliger à rendre des comptes, sont autant d’éléments qui permettent d’inspirer le bien chez les autres et de pousser à la réalisation du bien. En somme, c’est un groupe qui s’accorde à faire le bien qui a mené ce succès.

En lisant votre livre on s’aperçoit que les préceptes qui font désormais florès en Occident (le développement durable, le tri sélectif, le recyclage, la consommation raisonnée…) ont toujours fait partie du mode de vie de cette population. Pourquoi est-ce si peu connu y compris en Algérie?

Pour une raison, somme toute, très simple. En Occident, les Occidentaux s’intéressent à eux-mêmes et connaissent leurs modes de vies. En Algérie, et c’est peut-être là que le bât blesse, on regarde ailleurs. On regarde justement en Occident. On oublie de se regarder, et encore plus de puiser en soi les ressources pour réussir d’une manière générale. 

Pensez vous que ce modèle de cité heureuse peut être reproductible dans d’autres wilayas du pays ?

Les analyses que j’ai faites de cette construction m’ont permis de tirer douze leçons, qui à mon sens, permettraient de rendre le modèle reproductible. Mais pour ce faire, il est question de construire avant tout un état d’esprit individuel et collectif différent du modèle qui a mené l’Algérie à ce qu’elle est aujourd’hui.  

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk