Jamil Rahmani est l’auteur de Les contes berbères de mon grand-père ( Orients et Dalimen éditions). A travers les 39 histoires recensées dans l’ouvrage, l’écrivain rend hommage à la fois à son aïeul – qui fut ethnologue, professeur d’arabe et savant – et à la culture berbère de l’imaginaire. A noter que la préface est signée du célèbre anthropologue français Jacques Berque.

Comment vous est venue l’idée d’exhumer les contes de votre grand-père ?

Ces contes devaient être publiés au début des années soixante,
divers événements n’ont pas permis leur parution notamment
l’indépendance algérienne en 1962. La maquette du livre existait et, peu après la mort de mon grand-père, je l’ai eue entre les mains. Sa fille, ma tante paternelle, les avait récupérés et me les avait prêtés. Ils m’avaient passionné. Devenu écrivain, j’ai proposé à ma tante de les publier, ce qu’elle a refusé. Après son décès, je les ai confiés à Orient Éditions qui les a acceptés.

Avez-vous appris des choses dont vous ignoriez l’existence ?

Ces contes mettent en lumière les dures conditions de vie en
Kabylie au début du vingtième siècle. Ils ont confirmé ce que je savais déjà du mode de vie de mes ancêtres, très lié aux saisons, à la terre. On y découvre la pauvreté des populations kabyles soumises à l’arbitraire des puissants. Un conte montre par exemple la cruauté de la domination ottomane, un autre la spoliation des terres par la colonisation française. Les différents récits sont des instantanés qui nous renseignent sur l’histoire, les traditions berbères, les rites alimentaires, les croyances. J’ai ainsi appris une foule de choses sur la région dont ma famille est originaire.

Quels enseignements en avez-vous tirés ?

J’ai découvert à quel point l’imaginaire de mes ancêtres était
riche. J’ai été surpris par les similitudes qui existent entre les contes
des deux rives de la Méditerranée. Certaines légendes sont communes
au nord et au sud. On retrouve, par exemple, dans un des contes de
mon grand-père, l’histoire de Sant Jordi, un saint catalan vainqueur
d’un dragon. J’ai appris beaucoup sur les mœurs de mes ancêtres et les
liens qui unissent les pays du pourtour méditerranéen.

Quelle fonction sociale jouait les contes au sein des
communautés ?

Ils transmettaient l’imaginaire, l’histoire du pays, ils avaient une
fonction éducative et mettaient en garde les enfants sur les
dangers de l’existence. Ils transmettaient les valeurs de la
Kabylie ancestrale, le sens de l’honneur, le respect de la parole
donnée, les bienfaits de l’éducation.

Que disent-ils de ces sociétés ?

Ils mettent en lumière une société patriarcale où l’homme est tout
puissant. On voit néanmoins les prémices de l’émancipation
féminine avec des femmes qui affrontent l’ordre établi, qui
exigent par exemple de choisir leur époux. Des femmes qui
luttent contre les puissants pour sauver leur honneur et celui de
l’homme qu’elles aiment.

La spiritualité irrigue tous les récits où l’on croise des personnages sans foi, ni loi. Peut-on y voir là une version berbère du combat entre le bien contre le mal ?

Oui bien sûr, ces contes, comme je l’ai déjà dit, ont un but
éducatif et mettent donc en exergue l’éternel combat du bien
contre le mal.

Les travers humains ou animaux que sont la jalousie, la trahison, la ruse, la violence, la quête du pouvoir
apparaissent tout au long des 39 histoires. Le monde
d’aujourd’hui, dit civilisé, est-il finalement si éloigné de celui évoqué dans le livre ?

Non, les hommes au travers des siècles n’ont pas changé, les plus
forts imposent leur loi aux faibles. Toutes les guerres récentes le
montrent. C’est ainsi depuis la nuit des temps, c’est pourquoi ces
contes sont si actuels.

Les animaux sont des personnages importants au point d’apparaitre sur un pied d’égalité avec les humains. Dans quelle mesure les croyances païennes des divers auditoires ont entretenu cet imaginaire ?

Ces contes remontent à des temps très anciens, ils sont antérieurs aux religions monothéistes et appartiennent au vieux fond méditerranéen. C’est pourquoi on les retrouve sous diverses formes aux quatre coins de la Méditerranée. Mes ancêtres de Kabylie vivaient entourés de génies, de sorciers, d’ogres et d’ogresses, de créatures échappées de l’Antiquité païenne.

À l’heure du tout numérique et des réseaux sociaux, ces fables sont-elles encore transmises en Kabylie ?

Tant qu’il y aura des enfants et des mamans, les histoires seront
transmises. Oui, ces contes sont toujours racontés pour le plus
grand bonheur des conteurs et de ceux qui les écoutent.
Beaucoup de mères ont manifesté de l’intérêt pour les contes de
mon grand-père, elles les ont acquis pour les transmettre à leurs
enfants. Elles retrouveront dans ce livre, des chants, des poèmes,
des proverbes écrits dans la langue kabyle de la première partie
du vingtième siècle. Toutes ces richesses absentes des réseaux
sociaux.

Si vous ne deviez choisir qu’un seul conte parmi tous ceux collationnés et qui résume bien l’esprit de ce livre ?

Sans hésiter, l’Histoire d’un bûcheron ou Utilité de l’instruction.
On trouve tout dans cette histoire d’une famille malmenée par le
destin : la séparation, les larmes, la duplicité, la trahison, la
grandeur d’âme, la générosité, la reconstruction après les coups
du sort, l’importance de l’éducation et le bonheur des
retrouvailles. Tout ce que chacun d’entre a vécu ou vivra…

Entretien réalisé par écrit par Nasser Mabrouk