
A 92 ans Stanislas Hutin est un ancien appelé d‘Algérie et le doyen de l’association 4ACG (Anciens Appelés en Algérie et leurs Ami(es) contre la guerre) qui milite pour rapprochement et la réconciliation entre Français et Algériens. A l’occasion du 68ème anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance, l’ancien séminariste nous raconte son refus de la colonisation, les exactions commises par l’armée française et le traumatisme vécu par les jeunes provinciaux français.
Quel a été votre premier rapport avec l’Algérie ?
Après mon service militaire effectué à Madagascar, j’ai été maintenu sous les drapeaux et envoyé en Algérie en novembre 1955. A cette époque, on ignorait où on allait. Treize mois de séjour à Madagascar m’avaient révélé le phénomène colonial. La guerre d’Indochine se terminait.Les colonies s’agitaient un peu partout. Les révoltes en Tunisie, au Maroc, en Algérie et en Afrique noire se déclenchaient. A cette époque, j’étais séminariste jésuite, et sursitaire du fait de mes études à l’université. J’étais beaucoup plus âgé que les jeunes avec lesquels j’avais fait mon service militaire à Madagascar.Pour espérer effectuer son service militaire dans les colonies, il fallait devancer l’appel, c’est à dire le faire à 18 ans au lieu de 20 ans. Or moi, j’avais 24 ans. Devinant que c’était pour aller combattre les indépendances qui se dessinaient, je me suis vraiment posé la question de savoir si j’allais partir. Mes supérieurs, et mon père surtout, qui s’était engagé en 1914 pour regagner sa Lorraine natale, m’ont conseillé de partir. Ils m’ont dit que si je désertais, je ne serais pas écouté, alors qu’en tant que séminariste, je pourrais avoir une influence au sein de mon unité.Mon père, journaliste et homme politique, savait très bien qu’il s’agissait d’un début de révolte et qu’on allait vers une nouvelle guère du type de celle d’Indochine.
Avant de vous rendre en Algérie en 1957, y avait-il des informations qui arrivaient en France ? Que connaissiez-vous de ce pays ?
Les jeunes avec lesquels j’étais ne connaissaient strictement rien à l’Algérie et encore moins à la politique. Ils revenaient pourtant tous d’un service militaire effectué dans les colonies mais pour eux cela avait été des vacances. Je pense qu’ils n’avaient guère perçu ce qu’avait de pervers en soi le principe de colonisation. A Madagascar, j’avais assisté à des injustices énormes. J’étais même revenu avec un dossier, que j’avais constitué avec un missionnaire jésuite, sur les exactions subies par des paysans de la région de Tanale. Je l’ai porté au ministre des colonies, Pierre Henri Teitgen, qui se trouvait être un ami de ma famille. Je n’avais donc pas la même perception que mes camarades. Je m’informais car j’étais issu d’une famille de journalistes.J’étais aussi plus âgé qu’eux. A Madagascar, j’étais informé des revendications d’indépendance d’autres colonies et de leur agitation. Je savais qu’il y avait des problèmes au Cameroun. Je ne connaissais pas personnellement l’Algérie. J’en avais seulement entendu parler par des amis prêtres de la mission de France qui y habitaient.
Comment s’est donc passé votre départ ?
Tous ceux qui avaient fait leur service dans les colonies se sont retrouvés à Rennes. De là, on nous a embarqués dans des trains pour nous regrouper de nouveau à Rivesaltes. Nous avons été parmi les premiers rappelés à nous révolter contre ce départ en écrivant sur les wagons : « la Tunisie aux Tunisiens, le Maroc aux Marocains, l’Algérie aux Algériens, les CRS dans l’Aurès…». Jusqu’à Rivesaltes, ce fut une bagarre infernale entre nous et les CRS qui nous attendaient à toutes les gares. Puis, dans ce camp de Rivesaltes, nous sommes restés pendant 15 jours sous le commandement de parachutistes de la coloniale (nous étions aussi de la coloniale mais dans l’infanterie). Durant ce séjour, ce fut le désordre le plus complet. On n’obéissait en rien. C’est dans la révolte totale que nous avons embarqué à Port Vendres (Pyrénées-Orientales). Je vois encore mon père – ce vieux combattant de 52 ans qui avait fait Verdun et s’était porté volontaire en 1940 – totalement effondré devant cette horde de jeunes révoltés injuriant le Colonel de Région qui était venu nous dire au revoir. C’était horrible. Ce n’était qu’hurlements et insultes.On ne savait toujours rien de notre destination. Ce n’est qu’au petit matin que nous découvrîmes Alger. Ce qui était frappant, c’est le rapide revirement de ces jeunes qui venaient de manifester leur quasi rébellion parce qu’ils considéraient que ce n’était pas leur boulot de faire cette guerre.
Pouvez-vous expliquer ce changement d’attitude?
Dans le train d’Alger à Constantine, cela a été les premiers contacts avec l’Algérie et son conflit, avec la menace d’une attaque. La mise en batterie des fusils mitrailleurs à la porte des wagons à bestiaux suffirent à opérer un retournement total d’attitude. La peur déclencha l’aversion à l’égard de ce pays et de son peuple. Et ce fut le début d’un engrenage infernal de contradictions permanentes. Ces jeunes bretons et alsaciens se retrouvaient en pleine contradiction.Ils venaient faire la guerre à un peuple dont ils constataient en même temps la misère. Aussi, comprenaient-ils leur rébellion parce qu’ils découvraient que ces gens-là n’avaient jamais été considérés comme des citoyens à part entière.Nous nous sommes toujours trouvés dans le bled au contact de populations algériennes paysanne et pauvre, jamais dans les villes. La première fois lorsque notre compagnie se vit confier la garde d’une immense exploitation agricole. C’était la propriété, dans la banlieue de Constantine, du Président des maires d’Algérie. Ce qui nous semblait d’abord être des cages à lapins ou des poulaillers s’avérait être les logements des travailleurs. D’où un sentiment d’aversion à la fois à l’égard de ce que nous percevions comme les raisons de cette guerre, et de ces Fellaghas que nous savions partout et qui engendraient en nous une trouille permanente. On ne les voyait jamais mais ils nous tiraient dessus. Ils montaient des embuscades de nuit…
Ensuite, nous nous sommes transportés plus loin, dans la forêt de chênes lièges de la région d’El Milia. Au titre de la « pacification », l’armée avait pour mission de reconstituer les écoles et les dispensaires qui avaient disparu du fait de la présence des rebelles. Nous fûmes deux à être nommés instituteurs car nous étions les seuls à être titulaires du baccalauréat. Ce fut pour moi l’occasion d’être auprès de la population alors que mes camarades avaient interdiction absolue – sous peine de sanctions – d’avoir le moindre rapport avec elle. C’était le genre de contradictions auxquelles nous faisions face. Comme celle de mon Capitaine, qui par sécurité, voulait m’obliger à porter un fusil durant la classe parce que le gourbi dans lequel j’avais réussi à monter l’école se trouvait à quelque cent mètres du camp. J’ai refusé catégoriquement en lui expliquant qu’il n’était pas question pour moi d’avoir un fusil à côté du tableau noir, devant des gamins de 10 ans. Cela a été une bagarre d’une matinée entière. J’ai fini par accepter de me munir, dans la poche de mon treillis, d’un pistolet que les gosses ne voyaient pas.
Quel était le rapport de la population aux appelés ?
Il n’y avait guère de problème. En dépit des restrictions de contacts imposées par l’armée, certains appelés parvenaient à sortir du camp pour aller boire le café chez les kawajis. Les villageois les acceptaient volontiers. Quant à moi, je faisais le tour des mechtas pour convaincre les parents de nous confier leurs enfants. Nous n’avons eu que des garçons. J’avais réussi à obtenir de mon capitaine d’y aller personnellement sans arme et sans casque. Je n’ai pas pu, en revanche, éviter d’être accompagné d’une patrouille casquée et armée, parce que c’était quand même dangereux. Nous vivions ainsi ces contradictions entre la découverte de ce monde, pauvre, pris lui-même entre deux feux – le nôtre et celui des rebelles -, et notre angoisse permanente, notre volonté de sauver nos vies face aux attaques des fellaghas. Puis, ce fut très vite l’engrenage de la torture, des tabassages, des représailles, de toutes les déviations de l’armée menées au titre du renseignement. J’écrivais mon journal tous les soirs. J’ai raconté l’histoire de ce petit Boutout (ndlr, nom de famille de l’enfant), gamin de 14 ans, qui gardait ses vaches. Voyant sortir du bois des soldats armés, il prit peur et se sauva. Rattrapé, on le ramena au camp.On l’accusa d’avoir voulu aller prévenir des fellaghas. Pour le faire avouer, on lui appliqua la fameuse torture de la « gégène » (génératrice d’électricité). J’ai entendu ses hurlements le soir. J’ai d’abord cru que c’était des chacals qui envahissaient le camp.C’était le gosse qu’on torturait. Cela m’a complètement révolté et mis définitivement en dissidence avec mon unité et ma hiérarchie. Le lendemain, j’ai pris ce gamin en photo. Elle a été reprise 55 ans plus tard – en 2010 – par les éditions Arènes qui ont publié un magnifique livre objet sur la guerre d’Algérie. Ils ont choisi de la mettre en couverture du coffret. En découvrant ce livre, réalisant que cette image allait se répandre dans les librairies de France, et peut-être d’Algérie, et considérant qu’elle devenait à elle seule un véritable mémorial de l’absurdité de la guerre, j’ai tout fait pour retrouver cet enfant. Et j’y suis parvenu en 2013, à Constantine. Il avait 72 ans. Il avait mené toute sa vie professionnelle en France comme ouvrier du bâtiment.

On imagine que ces retrouvailles ont dû être particulièrement riches en émotion…
Ce fut fort émouvant. C’était à l’occasion d’un voyage avec notre association 4ACG (Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis contre la Guerre). Nous étions une vingtaine à l’accueillir. Je raconte cette rencontre sur le site de notre association (www.4acg.org – Rubrique Stanislas). Cette histoire est également contée dans « Retour en Algérie », documentaire d’Emmanuel Audrin sur le passé des appelés de notre association.
N’êtes-vous restés que dans l’Est algérien ?
Après notre séjour dans le nord constantinois, nous avons été transportés dans les Aurès, à Bou Hamama, dans un immense camp. Nous étions totalement coupés de la population. Nous partagions ce camp avec des unités d’infanterie parachutiste. Nous n’y sommes pas restés très longtemps, mais suffisamment pour connaître toutes les horreurs de cette guerre. C’est là que j’ai perdu six de mes camarades, onze jours seulement avant d’être rapatrié en France. Combien d’appelés sont revenus traumatisés par la terrible expérience de cette guerre inique menée contre un peuple qui ne cherchait que sa liberté ? Et combien de temps ont-ils mis à s’en relever ? Oui, guerre inutile dont on ne pouvait tirer aucune gloriole.
Votre hiérarchie conditionnait-elle les Appelés ?
Totalement ! A la moindre réticence, elle nous menaçait du tribunal militaire. Je disais à mes camarades qu’ils pouvaient et même devaient refuser certains ordres. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé après l’embuscade qui a causé la mort de nos six copains. Notre lieutenant voulait déclencher une opération de représailles. A quelques-uns, nous sommes parvenus à convaincre nos autres camarades de ne pas faire une telle opération. Et elle fut annulée. La hiérarchie avait un pouvoir énorme.C’est ce qui a fait que tant d’appelés ont été des moutons et se sont laissé faire.
Aviez-vous ordre de tirer sur la population ?
Non, nous n’avons jamais eu d’ordre explicite de tirer sur la population. Je n’ai pas connu, de la part de ma compagnie, de représailles directes sur la population. Cela a été le cas des chasseurs alpins ou autres. Par contre, ce que nous avons connu, ce sont les tabassages courants des suspects, ou supposés tels, et leur torture. Là, il y eu des choses absolument horribles. Un livre, « La Source », écrit par l’historienne Claire Maus-Copeau, relate un véritable Oradour sur Glane en pleine Algérie. Elle décrit comment un village entier a été rasé après que les villageois ont tenté de se venger du viol d’une jeune fille. Exaction sans doute plus courante qu’on ne le sait, révélatrice de cette guerre abominable. Au sein de l’association 4ACG, plusieurs amis ont été témoins des mêmes choses.
Cela a dû être probablement pire avec une montée en tension dans les dernières années de la guerre…
Oui, tels les regroupements de population. Je suis retourné trois fois sur les lieux où j’avais vécu durant la guerre. Dans le nord constantinois, région d’El Milia, douar M’Chat, les villageois avaient été regroupés dans les années 56-57. A l’indépendance, ils étaient revenus. En 1973, j’ai retrouvé quelques-uns de mes petits élèves. Ils avaient repris une vie normale. En 2013, j’y suis retourné, mais il n’y avait plus personne. A la suite d’un deuxième regroupement dû aux années noires de la décennie 90, le village et la région s’étaient vidés. Ils avaient été rapatriés vers Constantine. Voilà les séquelles de toutes ces horreurs.
En lisant la plaquette de votre association 4ACG, beaucoup de vos camarades disent ne pas avoir eu le courage de dénoncer ce qui s’était passé. Comment l’expliquez-vous ?
Par les conditions de vie démoralisantes, le climat de contradiction dont j’ai parlé, le harcèlement de la hiérarchie… Je n’ ai pas connu de camarades qui aient vraiment torturé. J’en connais deux qui ont refusé d’exécuter une « corvée de bois », c’est à dire de faire croire à la personne prisonnière qu’elle est libre et de l’exécuter en lui tirant dans le dos. Sur le rapport on mentionnait qu’elle avait voulu s’échapper à l’occasion d’une corvée de bois. Il s’agissait en l’occurrence d’une femme. Un autre s’est opposé à l’ordre de son gradé de tirer sur un gosse de douze ans. Il y a donc eu des refus d’exactions. La plupart de celles qui ont eu lieu résultaient de la peur et de l’angoisse. Alors que je faisais la classe, je voyais mes amis revenir d’opération, blêmes, exténués, la trouille au ventre. Cela en faisait des révoltés permanents, très agressifs y compris à l’égard de la population. Le soir sous la guitoune, j’essayais de les faire réfléchir à la situation. Ils m’écoutaient. Ils comprenaient mes positions et les trouvaient normales puisque, pour eux, j’étais « curé ». Je me demande si ce n’était pas un peu une façon de se dédouaner de leurs responsabilités. Ils constataient que j’étais opposé à la hiérarchie et à son système. Un jour, ils m’ont mis en garde. Dans les Aurès, nous étions dispensés d’opérations parce que nous étions libérables. Mais certains de mes camarades s’emmerdaient tellement qu’ils se portaient volontaires pour accompagner les paras. Or, un soir, alors qu’ils revenaient de boire un coup en compagnie de ces paras, ils sont venus me supplier de ne jamais aller en embuscade avec ces derniers car ils avaient juré de me descendre. Voilà l’atmosphère dans laquelle, nous vivions !
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk