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Maitresse de conférence en sociologie à l’université de Strasbourg, Hanane Karimi est l’auteure du livre « Les femmes musulmanes ne sont elles pas des femmes? » (Hors d’atteinte, éditions). Dans cet ouvrage, la sociologue analyse et dénonce les mécanismes discriminatoires de la « nouvelle laïcité » française qui excluent du champ social et politique les femmes voilées. Pour dzairwolrd.com, la chercheuse revient sur cette impasse liberticide portée par les « féministes universalistes ».
Vous êtes l’auteure de « Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes? ». Qu’est ce qui a déclenché l’envie d’interpeller la société, voire les centres de pouvoir ?
Hanane Karimi : Ce livre est issu de ma thèse de doctorat qui était motivée par une volonté de comprendre les politiques de la nouvelle laïcité dont un des effets est objectivement l’exclusion de femmes musulmanes qui portent le foulard de certains espaces. La raison pour laquelle j’ai vulgarisé une partie de mes analyses a elle été motivée par un désir de sortir de l’impasse dans laquelle mène les termes du débat depuis plus de 30 ans. Le vote de la nième loi au sénat en janvier 2022 pour interdire aux athlètes le port de signes convictionnels en compétition a été déclencheur étant donné que j’avais assisté aux prémices de cette proposition de loi en 2017 au Sénat, ce dont je rends compte dans mon avant-propos.
Avez-vous rencontré des difficultés pour vous faire éditer?
Je n’ai pas eu de difficultés à l’éditer du fait de l’engagement féministe de la maison d’édition Hors d’Atteinte ainsi que de son éditrice Marie Hermann. Elle connaissait mon travail et mes positions et a répondu par un grand « oui » enthousiaste et sérieux à ma proposition de livre.
Dans votre livre vous avouez votre naïveté face à certaines féministes qui instrumentalisent la question des femmes quand il s’agit des musulmanes voilées. Y aurait-il chez elles une vision à géométrie variable de la cause qu’elles sont supposées défendre ?
En effet, je décris dans mon livre la manière dont des féministes universalistes participent à la stigmatisation et à l’exclusion des femmes musulmanes qui portent le foulard. Et je démontre que ces femmes défendent avant tout une féminité hégémonique dont elles sont les gardiennes. C’est ce qui explique cette vision à géométrie variable, leur vision ethnocentrique et leurs représentations sont liées à cette position dominante.
Vous expliquez que les femmes musulmanes vivent « une assignation identitaire » de la part des partisans de la laïcité et qui se traduit par une « mort sociale ». N’est-ce pas paradoxal pour ces pourfendeurs des communautarismes qui s’affichent, qui plus est, en tant que démocrates ?
Ce serait effectivement paradoxal si je croyais encore que les hommes et femmes politiques étaient motivés par un désir de justice sociale ou encore de justice raciale car c’est de cela qu’il s’agit ici. Les personnes d’ascendance africaine sont sans cesse particularisées en France et les statistiques sont têtues sur les pénalités, les discriminations qu’elles vivent. Si on s’intéresse aux indicateurs liés à ces discriminations, les choses deviennent très claires : il s’agit du patronyme, des origines « étrangères » ou encore du faciès ! Tous ces indicateurs se rapportent à une différence « raciale ». Le devenir des femmes musulmanes qui refusent de se plier à « l’ordre » de la nouvelle laïcité n’intéresse aucunement ces politiciens, leurs vies ne comptent pas.

Le grand sociologue algérien, Abdelmalek Sayad parle à ce sujet « d’arbitrage politique ». Est-on dans un combat politique qui se cache derrière des valeurs républicaines ?
Sayad a dévoilé très tôt les règles du jeu politique vis-à-vis de l’immigration nord-africaine. Il s’agit effectivement d’un arbitrage politique, d’un choix assumé et les valeurs de la république ne sont qu’une manière de maintenir des personnes qui seraient intrinsèquement incapables de s’y conformer du fait de leurs origines ou de leurs religions. Cette notion de « valeurs de la république » n’était pas mobilisée il y a 20 ans. Les termes du débat ont peut-être changé dans la forme mais nullement dans le fond.
Vous dénoncez l’illégitimité dont font l’objet les musulmanes voilées. Vous allez même jusqu’à dire qu’elles sont devenues des « ennemies et des présumées coupables ». De qui sont-elles les cibles?
Elles sont d’abord les cibles de politiciens et politiciennes qui ont besoin d’un combat fort symboliquement pour légitimer leur rôle, leurs propositions ou leurs mandats. Je le dis dans mon livre, l’islamisme est l’ennemi public numéro 1, et par des effets d’association, au départ peu assumés, les femmes musulmanes qui portent le foulard sont devenues elles aussi des ennemies à surveiller, à soupçonner et à punir car elles seraient liés à ce danger islamiste d’une manière ou d’une autre, consciente ou inconsciente.
Vous écrivez : « le genre est fracturé par la race ». Pourriez-vous développer ?
Ce que je veux dire par « le genre est fracturé par la race », c’est qu’il n’y a pas, dans la société, d’un côté le groupe « femmes » et d’un autre côté le groupe « hommes ». Dans le cas de la France, il y a des hommes et femmes du groupe dominant et majoritaire qui sont des hommes et des femmes blanches et il y a les autres : les hommes et femmes non blanches qui ne jouissent pas des mêmes privilèges du fait d’être non-blanc. Le genre est donc fracturé par la race.
Vous dénoncez à ce propos un relent de colonialisme, une volonté de contrôle social et de police des corps. En quoi les musulman(e)s constituent-ils, selon leurs détracteurs, un danger pour l’ordre public ?
Les musulmans et musulmanes visibles représentent un danger pour les défenseurs d’un ordre hégémonique car ils ne se conforment pas à l’esthétique laïque dominante, pire ils et elles y résistent. Ils deviennent dès lors des rebelles à l’ordre hégémonique, des figures hérétiques qu’il faut discipliner jusqu’à ce qu’ils et elles se conforment à cette esthétique dominante.
Sur la question de l’Islam, de la place des musulmanes, comment voyez-vous la France dans les 20 ans à venir ?
Si je me fie aux travaux qui s’intéressent aux populations musulmanes en France depuis les années 70, je dirai que ce n’est pas en vingt ans que les choses vont changer. Si j’ajoute à cela la lutte contre le terrorisme qui a radicalement changé la manière dont l’islam est appréhendé et le fait que la banalisation des idées du Rassemblement National (anciennement Front National) gagne du terrain d’élection en élection, tout cela ne laisse présager rien de très prometteur pour l’avenir.
Entretien réalisé par écrit par Nasser Mabrouk