Emmanuel-blanchard-Historien-Des-Colonisés-Ingouvernables

Spécialiste de l’Algérie coloniale et Chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), Emmanuel Blanchard est l’auteur du livre, Des colonisés ingouvernables. Adresses des Algériens aux autorités françaises. Akbou, Paris, 1919-1940.(éditions Presses de Sciences Po). Un ouvrage qui permet de comprendre la situation coloniale et l’expérience migratoire à travers les nombreuses plaintes et requêtes adressées à Paris au Service des affaires indi­gènes nord-africaines (SAINA) – dit « le bureau arabe » – qui fut aussi un organe répressif et de contrôle des colonisés.

Qu’apprend on des Algériens – immigration comprise – colonisés et de leur rapport au système colonial français dans les documents retrouvés accidentellement en 2008, rue Lecomte à Paris ?

Emmanuel Blanchard : Ces archives datant des années 1930 ressemblent à bien des égards à celles des communes mixtes dont certaines sont conservées aux Archives nationales de l’outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence) et d’autres dans les archives des wilaya-s. Cette documentation montre comment Algériens et Algériennes s’adressaient aux autorités coloniales pour tenter de faire valoir leurs droits ou résoudre des conflits familiaux ou de voisinage. Ces archives s’inscrivent dans des modalités de résolution des conflits qui ne se résument pas aux requêtes aux autorités françaises : les institutions dites vernaculaires, ancrées dans la longue durée de l’histoire locale, par ex. les djemaas ou les zawiyas apparaissent en filigrane et sont de fait les organes qui faisaient souvent office de premiers recours pour les requérants. Les autorités et juridictions coloniales sont saisies pour des affaires indémêlables ou lorsque la situation, par exemple l’émigration d’un des protagonistes, rend difficile le recours aux institutions locales ancrées dans l’histoire longue de l’Algérie.     

Ce sont principalement les émigrés kabyles qui sont concernés par ces archives. Pour quelles raisons ?

L’unité du fonds d’archives retrouvé tient à ce que ces affaires ont in fine été portées à la connaissance du Service des affaires indigènes nord-africaines (SAINA), rue Lecomte à Paris. Ce service, véritable administration coloniale (une « commune mixte » dénonçaient les militants de l’Etoile nord-africaine) avait pouvoir sur les Algériens, mais aussi les Tunisiens et les Marocains, émigrés en métropole. Or, dans les années 1930, les Kabyles comptaient pour 80% à 90% de l’immigration dite « nord-africaine ».

La majorité des courriers adressés à l’administration française passait donc par le Service des affaires indigènes nord-africaines (SAINA). Pouvez vous nous décrire ce service basé à Paris et ses missions ?

Le SAINA fut fondé en 1925 à la demande du « parti colonial » et notamment d’anciens administrateurs coloniaux (Octave Depont, Pierre Godin…). Il s’agissait d’identifier les émigrés d’Algérie (de nationalité française, ils échappaient à la police des étrangers), de les surveiller, de les réprimer (notamment les militants politiques, qu’ils soient communistes ou nationalistes) et de les « protéger » pour reprendre les termes du paternalisme colonial de l’époque. Le SAINA proposait ainsi des formes d’assistance (bureaux d’embauche, infirmerie, secours monétaires pour les chômeurs…), avec des traducteurs en langue kabyle ou arabe (le plus souvent des Algériens ayant eux mêmes émigrés en métropole), pouvant un peu faciliter l’existence d’émigrés confrontés à de très dures conditions de vie ou d’emploi. Le cœur du service était bien constitué d’un service de police (la Brigade nord-africaine) mais la rue Lecomte était aussi un ultime recours pour les émigrés en attente d’un peu de compréhension et de soutien pour faire face aux questions administratives notamment celles liées à l’exil.

Vous écrivez que le SAINA agissait comme une structure « de contrôle et de surveillance en dehors du cadre administratif habituel ». L’Etoile Nord Africaine la qualifiait d’ailleurs « d’officine de mourchadage et d’injustice » Etait-ce une exception dans l’histoire de la colonisation française ?

Différents services de surveillance des « travailleurs coloniaux », qu’ils soient « indochinois », « nord-africains » ou « sénégalais » ont été créés pendant la Première Guerre mondiale, période pendant laquelle les conscrits et engagés venus de l’empire colonial (en particulier les fameux « tirailleurs ») ont également été l’objet d’une surveillance spécifique. Ces services ont généralement périclité après la Première Guerre mondiale, ou du moins, ont connu une institutionnalisation fragile (tel le Service de contrôle et d’assistance en France des indigènes des colonies étudié par l’historien Vincent Bollenot). Le SAINA, créé en 1925, va prendre une certaine ampleur pour une double raison : il est financé par le conseil municipal de Paris qui a alors des moyens financiers plus importants que ceux que « l’État minimal » d’alors peut dégager ; les Algériens sont de très loin les plus nombreux en métropole parmi les ressortissants de l’empire colonial. Cela tient à la fois à la proximité géographique, à l’importance des dépossessions coloniales poussant à l’émigration et à leur nationalité française leur garantissant une relative liberté de circulation entre les deux rives de la Méditerranée.   

L’Etat français ne voyait pas d’un très bon oeil n’était une émigration massive des Algériens vers la métropole. Les administrateurs avaient d’ailleurs pour objectif de fixer les populations sur place. Quelles étaient les craintes vis à vis de ces vagues de départs ?

Les colons craignaient que les départs vers la France ne les privent de « leur main-d’œuvre » qu’ils rémunéraient à très bas taux et sans que les lois et la protection sociales, encore embryonnaires en métropole, ne s’appliquent dans les départements d’Algérie. De leurs côtés, les administrateurs coloniaux savaient que les émigrés quittaient les communes mixtes pour de multiples raisons, dont la volonté d’échapper à un « Code de l’indigénat » devenant de plus en difficile à appliquer au fur et à mesure que les douars comptaient toujours plus d’habitants ayant séjourné en France métropolitaine. Le racisme colonial y était moins brutal et les « Musulmans d’Algérie » étaient supposés y être traités comme des Français comme les autres. Les administrateurs de commune mixte peinaient cependant à freiner les départs et savaient d’expérience que cette « exode » était une des seules voies permettant à leurs administrés d’échapper à la pauvreté voire à la famine.    

Dans votre ouvrage vous rappelez que les Algériens se sont politisés en France métropolitaine, et que les pétitions collectives naissantes pouvaient s’apparenter aux premiers combats politiques. 

Il est connu que l’Étoile nord-africaine, premier parti politique à revendiquer l’indépendance de l’Algérie a été créée à Paris en 1926. Jusqu’à sa 2e dissolution en 1937, elle a surtout été influente parmi les Algériens immigrés en métropole. Mais il ne s’agit là que d’une des sources du nationalisme algérien qui s’ancre dans d’autres exils et espaces (on peut donner l’exemple de Ahmed Tawfik-el-Madani à Tunis). Surtout en Algérie même, le réformisme musulman (« islahisme ») porté par l’Association des oulémas musulmans d’Algérie (AOMA) ; les luttes électorales locales avec leurs déclinaisons dans des revendications politiques et sociales (retenons le nom de Mohamed Saleh Bendjelloul qui au milieu des années 1930 apparaît comme un véritable Zaïm) ; mais aussi l’internationalisme communiste (rappelons le nom de Mohamed Badsi qui a notamment inspiré le romancier Mohamed Dib) ont été des voies importantes d’une politisation réactivant un « sentiment nationalitaire » ne s’étant jamais éteint. De nombreux historien·ne·s (Omar Carlier, Daho Djerbal, Julien Fromage, James McDougall, Claire Marynower, Ouarda Siari Tengour) ont montré que ces voies n’étaient pas exclusives l’une de l’autre. Tou·te·s relèvent la place des pétitions collectives comme forme de politisation ordinaire ou du moins d’adresse critique aux autorités coloniales. Ce mode d’action a cependant joué un rôle mineur dans les grandes mobilisations nationalistes. Dès les années 1930, il apparaît d’ailleurs, aux yeux de certains dirigeants de l’AOMA notamment, comme un répertoire par trop accepté et donc neutralisé par les autorités coloniales.

A travers l’analyse des documents que vous reproduisez, on constate une ambiguïté du statut des Algériens colonisés qui n’étaient ni français, ni algériens mais considérés par l’administration comme « des sujets musulmans à la nationalité dénaturée ». Avec plusieurs décennies de recul, et à la lecture de ces archives, l’issue de l’indépendance algérienne était-elle inéluctable ?

L’ambiguïté statutaire des Algériens (des nationaux français à la « citoyenneté diminuée ») est au cœur des contradictions rédhibitoires du projet colonial : en tant que nationaux, les « Français musulmans » (cette catégorie juridique succède en 1944 à celle d’ « indigène ») ont des droits. Mais s’ils tentent de les faire valoir ou de les étendre, ils se heurtent à l’opposition violente du colonat et des autorités françaises : le projet colonial n’a de sens et n’est financièrement soutenable qu’à condition de s’adosser à une véritable hiérarchie des populations. C’est à cela que renvoie le titre de mon livre : les colonisés sont « ingouvernables » car leurs autorités de tutelle ne les envisagent pas comme des administrés dont les besoins doivent être satisfaits. C’est pourtant cette posture de requérants ayant des droits à faire valoir qu’adoptent de plus en plus d’Algériens alors que l’administration tente de les renvoyer à une condition de sujets devant être commandés et non gouvernés. Cette absence de prise en compte des attentes des populations, couplée au souvenir des dépossessions, a été un puissant ferment d’adhésion au nationalisme algérien.   

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk