© crédit photo/ Nasser Mabrouk

Dans cette deuxième partie d’entretien, Elaine Mokhtefi revient sur les figures historiques qu’elle a croisées en Algérie. Au menu : les Black Panthers, Nelson Mandela, Frantz Fanon, Ahmed Benbella et Abdelaziz Bouteflika.

(2è Partie)

Alger a été un modèle pour les pays libérés du colonialisme ou pour les mouvements révolutionnaires. Vous avez accueilli les Black Panthers. De quelle manière les avez vous aidés?

Elaine Mokhtefi : Les Panthers sont arrivés d’abord à Alger par Eldridge Cleaver et sa femme. Cleaver avait vécu à Cuba pendant quelques mois. Les Cubains lui ont dit que ce serait mieux qu’il aille en Algérie où il pourrait faire ouvertement de la politique.Ils lui ont dit qu’ils avaient arrangé cela avec l’Algérie. Il a donc débarqué avec des documents cubains mais l’Algérie n’a pas su qu’il arrivait. Une personne du mouvement de libération de la Rhodésie (actuel Zimbabwe)  m’a contacté. Elle m’a demandé d’aller le voir. J’y suis allée. Il m’a raconté son histoire. J’ai alors appelé Slimane Hoffman qui était le responsable  des mouvements de libération au sein du FLN. Il m’ a dit qu’il n’y avait aucun problème pour qu’il reste. C’était dans la politique de l’Algérie de l’époque. On aidait tous ces mouvements africains surtout ceux issus des colonies portugaises. Il y avait aussi une forte représentation des mouvements palestiniens. Il y avait des sud-américains, des organisations anti-fascistes espagnoles et portugaises. C’était à l’époque de Franco et de Salazar.

Comment le gouvernement américain voyait-il l’hébergement par l’Algérie d’un groupe qu’il combattait?

C’était la maison ouverte pour tous les mouvements de libération, pour tous les gens qui souffraient d’injustice. Ils ont tenu bon malgré le fait que les Américains rouspétaient. Il faut aussi dire qu’à l’époque les relations diplomatiques entre les deux pays avaient été rompues à cause de la Guerre des Six Jours (ndlr, en 1967 entre Israel et ses voisins). La politique des Etats Unis envers la Palestine a fait qu’Alger a cassé ses relations diplomatiques. Les intérêts américains étaient représentés par la Suisse. Même si l’Amérique avait été pleinement représentée,  cela n’aurait rien changé. Les Algériens auraient reconnu les Black Panthers. 

La cause algérienne vous a aussi permis de rencontrer un personnage qui a compté pour l’Algérie, Frantz Fanon. Pouvez vous nous expliquer dans quelles conditions l’avez vous côtoyé?

J’ai organisé une conférence internationale à Accra au Ghana pour l’Organisation Mondiale de la Jeunesse. Frantz Fanon était ambassadeur itinérant du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne). Il avait sa base à Accra. Le premier jour de la conférence qui se déroulait à l’université, j’étais sur le campus. J’allais vers le bâtiment où se tenait le congrès. J’ai rencontré quatre hommes dont Frantz Fanon. Il était avec trois autres Algériens. Il se considérait aussi comme Algérien. Il m’a demandé où se tenait le rassemblement. Je le lui ai indiqué. Etant donné que son bureau était dans la capitale ghanéenne, il venait tous les jours aux conférences. A l’époque, elles duraient plus de deux semaines. On est tout de suite devenus amis.Il m’a parlé de l’Algérie, de son rôle….Je l’écoutais.C’était extraordinaire. C’était un homme passionné de politique. Il était concerné par le colonialisme et la libération de l’Afrique. Il était ami avec Patrice Lumumba du Zaïre, Holden Roberto d’Angola, de Félix Moumié du Cameroun…. C’était une rencontre très impressionnante pour moi qui étais politiquement très peu formée.

Autre personnage emblématique en Afrique que vous avez croisé, c’est Nelson Mandela. Il se disait lui aussi Algérien. Pour quelles raisons?

Nelson Mandela a écrit dans son autobiographie que c’est en Algérie qu’il est devenu un homme. Je crois que c’est en 1961 qu’il était dans le maquis algérien. Il y a reçu une formation. Quand il est rentré en Afrique du Sud par la suite, il a été arrêté et a fait presque trente ans de prison (ndlr, 27 ans). Quand il a été libéré, le premier pays à qui il a rendu visite, c’était l’Algérie. Il s’est adressé aux foules qui sont venues l’écouter et il leur a dit : «  I am an Algerian » (« je suis Algérien »). 

Un peu comme Kennedy qui a dit à Berlin : « Je suis Berlinois ».

Tout à fait. C’est un peu la même chose (rires) mais Kennedy n’avait jamais vécu à Berlin tandis que Nelson Mandela avait été dans le maquis. Il faut dire qu’à l’époque l’armée de libération nationale (ANL) formait beaucoup de gens des mouvements de libération africains. 

Grace a votre amitié avec Mohamed Sahnoun, vous avez travaillé dès 1960 a New York pour la délégation algérienne a l’ONU. Que faisiez-vous? Quelles ont été les rencontres marquantes? 

On était quatre personnes dont Abdelkader Chanderli et Raouf Boudjakdji. Notre tâche était immense. Il fallait convaincre les délégations onusiennes de passer une résolution forte qui supporte l’indépendance de l’Algérie et qui condamne la guerre que menait la France . La France avait une mission d’une centaine de personnes, de l’argent pour influencer les délégations, le prestige. Elle avait aussi une politique mal adaptée au 20 siècle, carrément réactionnaire, artificielle et mensongère, comme l’idée que l’Algérie était la France. J’étais époustouflée par l’engagement, le dévouement de tous les Algériens qui se présentaient dans les délégations à l’ONU. Elles étaient dirigées par Belkacem Krim. Elles pouvaient inclure des gens comme Mohamed Benyahia, M’hamed Yazid, Lakhdar Brahimi, Ahmed Boumendjel, Ahmed Francis. D’autres personnalités arrivaient pour d’autres missions, comme Benyoussef Benkhedda et Abdennour Aliyahia. 

Dans votre livre vous parlez de clans chez les Algériens. Quelles étaient les tendances ?

J’ai remarqué qu’il y avait des clans. Il faut dire qu’à l’époque, il y avait un accord tacite pour que les différences d’opinion, quant à ce que deviendrait l’Algérie ou ce que devait être la politique du pays pendant la libération, étaient mises en sourdine. Les gens se sont mis d’accord sur un principe simple : il fallait lutter pour l’indépendance de l’Algérie. Mais on voyait les affinités. Certains se fréquentaient mais pas forcément tous ensemble. 

Est ce qu’il était possible de décrire politiquement ces tendances?

J’ai appris plus ou moins qu’il y avait des gens qui sortaient du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) et d’autres de l’UDMA de Ferhat Abbas. L’une était considérée comme moins progressiste que l’autre. 

Vous dites qu’il y avait certes un accord tacite. Pressentiez vous tout de même qu’il y aurait des dissensions après l’indépendance?

Non. Nous étions très innocents. On pensait qu’il y aurait un front uni et qu’on organiserait un gouvernement démocratique. On croyait que tout le monde s’entendrait ou que s’ils ne s’entendaient pas, ce serait des nuances. Ce ne serait pas fondamental. 

A l’époque, étiez vous dans une forme d’euphorie?

On n’avait pas les yeux bien ouverts. On ne se disait pas que la politique pouvait amener à des ruptures ou à des meurtres. On ne voyait pas ce genre de choses venir. On pensait que l’entente entre les différentes tendances et l’armée serait parfaite. 

Vous faites un portrait  peu reluisant du premier Président de l’Algérie indépendante,  Ahmed Ben Bella. Pensiez vous que c’était un genre de dictateur ?

Il était très populaire. Il prenait des bains de foule. On croyait beaucoup à ses paroles. Mais ce n’était pas un bon organisateur. Il ne consultait pas. S’il venait à le faire, c’est la dernière personne avec laquelle il avait parlée qui avait son oreille. Il faut aussi dire qu’il a permis la torture. Cela c’est inoubliable et inconcevable.  

Vous dites que Fidel Castro pensait que Abdelaziz Bouteflika aurait été derrière le coup d’état de 1965. Pour quelles raisons en aurait il été l’inspirateur?

On dit que Ben Bella s’était mis en tête d’éliminer Bouteflika de son gouvernement. 

Vous expliquez dans votre ouvrage que Bouteflika cherchait à plaire aux Etats Unis. Pour quels motifs?

Ce que je sais c’est que quand il était au Vietnam à la tête d’une délégation algérienne, il a demandé aux Vietnamiens de lui remettre les prisonniers américains pour qu’ils les remettent officiellement aux Etats Unis. Avec diplomatie les Vietnamiens ont refusé.

Vous avez travaillé pour Abdelaziz Bouteflika. Quelle image conservez vous de lui?

Je l’ai très peu connu personnellement bien que j’ai travaillé dans son Ministère de la Jeunesse et des Sports et du Tourisme. Quand il était au Ministère des Affaires Etrangères, il m’a fait appeler pour traduire le discours de Ben Bella en anglais. Il partait pour Addis Abeba pour la fondation de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Son équipe avait rédigé son discours. Elle m’a demandé d’en faire la traduction. Un jour, Bouteflika se réunissait avec son staff. Ils préparaient avec beaucoup de détails la séance inaugurale de l’OUA. Ils étaient peut être une trentaine à en discuter. J’étais dans un bureau à coté à traduire le discours. Je pouvais entendre ce qui se passait. J’étais assez choquée par la façon dont il s’adressait à ses collègues. Il le faisait avec force et avec mépris.

Il est longtemps resté au pouvoir en Algérie. Pensez vous qu’il se serait autant accroché au pouvoir ?

Qui aurait cru qu’un homme qui ne pouvait plus parler, qui n’entendait plus rien, qui ne marchait pas, on ne savait pas si sa tête était vide ou pas, aurait pu se présenter à la présidence d’un pays quelconque? Cela dépasse l’imagination. On comprend que les gens aient réagi presque violemment. Ils ont enfin marché dans la rue et crié leur désir de changement.

Finalement cela a plutôt été une bonne nouvelle qu’il ait voulu se représenter car il a amené la population à descendre dans la rue.

Oui. Cela a libéré le peuple. Ils ont osé montré leur désapprobation. Ils en avaient marre. Cela a déclenché un mouvement spontané et décidé.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk