Le premier rendez-vous devait se dérouler entre fin mai et mi juin 2019. Il n’eut pas lieu en raison d’une incompatibilité d’agenda. Elaine Mokhtefi est donc rentrée à New York. D’un commun accord, nous avons décidé qu’il était possible de faire l’entretien autour de son livre Alger, capitale de la révolution (éditions de La Fabrique) par courriel. Les vacances approchant, nous sommes convenus de remettre l’échange à la rentrée. En septembre, nous avons repris contact avec Elaine pour lui envoyer nos questions. Elle a commencé par y répondre puis nous a informés qu’elle serait de nouveau à Paris, et que nous pourrions nous rencontrer dans son appartement parisien. Début octobre, nous nous sommes mis d’accord sur la date et l’heure de l’entretien. C’est dans sa mansarde éclairée du quartier Saint-Germain que nous fumes reçus. Elaine nous a accueillis avec un grand sourire et en toute simplicité. L’interview d’une quarantaine de minutes fut authentique, émouvante et empreinte d’humilité. Dans cette première partie, Elaine Mokhtefi évoque sa découverte de la cause algérienne et son militantisme en faveur de l’Algérie.
(1ère partie)
Dans les années 50 vous avez été une jeune étudiante américaine à Paris. Dans quelles circonstances avez vous rencontré la cause algérienne ?
Je suis arrivée à Paris en décembre 1951. En mai 52, je voulais voir le défilé du premier mai. Je n’en avais jamais vu de ce genre. Cela n’existait pas en Amérique. A la fin de la manifestation sont arrivés, tout à coup, des milliers de jeunes gens qui courraient pour rattraper le cortège. Ils étaient jeunes et pauvrement vêtus. Ils formaient des rangs de douze personnes, bras tendus et sans dire le moindre mot, sans slogan ou bannière. C’était très impressionnant. Je me demandais qui étaient ces gens là. C’était évident qu’ils avaient une cause mais laquelle? J’ai appris par la suite que c’était des ouvriers Algériens de Paris et de la région parisienne. Au même moment leur dirigeant Messali Hadj avait été arrêté lors d’une réunion publique à Orléansville ( aujourd’hui, El-Asnam). Il avait été ramené de force en France et mis en résidence surveillée. Ces travailleurs avaient été éliminés de ce rassemblement à la dernière minute par la CGT (ndlr, la Confédération Général du Travail) mais ils tenaient à montrer leur présence. C’était des militants du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques). Je me suis aperçu que quelque chose n’allait pas en France. J’étais assez innocente. J’avais pourtant milité pour des organisations pour la paix, pour la justice…Le colonialisme était pour moi un mot vague. Cela n’avait pas de contenu précis. C’est ce jour là que cela a commencé à prendre effet.
Vous vous êtes installée en Algérie après l’indépendance. A quoi ressemblez le pays à ce moment là?
Il y avait un esprit extraordinaire. Il y avait toutes les idées, toutes les énergies. Les étrangers et les Algériens travaillaient ensemble. On étaient convaincus qu’on n’allait pas seulement changer l’Algérie mais le monde. On étaient très positifs.
En 1969, vous avez été impliquée dans l’organisation du festival international panafricain d’Alger.On dit que c’était plus impressionnant que Woodstock. Pouvez vous nous décrire l’ambiance qui régnait avant et pendant le festival?
Avant l’événement, on a travaillé dur pour l’organiser. Je pense en mon for intérieur qu’il n’y avait que l’Algérie qui pouvait organiser un tel événement. C’était absolument extraordinaire. Il y avait trente et un pays africains indépendants plus les mouvements de libération qui ont envoyé des délégations. Pas une ou deux personnes mais parfois des centaines. Il y avait des chanteurs, des poètes, des danseurs, des acteurs de théâtre. Les gens des diasporas africaines, du Brésil, des Etats Unis étaient aussi présents. Il y avait une ambiance absolument folle. On a dit qu’il y avait environ 60 000 personnes. Les rues étaient pleines. Des espèces de ring de boxe étaient installés à tous les carrefours où des gens faisaient des représentations en plein air. Tous les théâtres, tous les stades étaient occupés. Des vieilles femmes, des jeunes voilées ou non, des enfants restaient jusqu’à deux ou trois heures du matin. A mon avis, c’était un événement unique et qui n’a jamais été dépassé.
En janvier 1974, vous êtes expulsée sans ménagement de l’Algérie.Quarante cinq après ce départ, savez vous pourquoi avez vous été mise dehors?
La sécurité militaire voulait que je travaille pour eux. Elle désirait que je les renseigne sur les activités de madame Ben Bella qui était une amie. J’ai refusé. Ils m’ont harcelée plusieurs fois. J’ai sollicité des interventions pour que cela cesse. Ils ont fini par m’expulser.
Vous dites que l’Algérie est la part la plus importante de votre vie. Avez vous conservé quelque chose de ce pays dans votre caractère, dans votre façon d’être?
L’Algérie, c’est ma jeunesse (très émue). C’est l’époque de l’espoir. Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela représentait. C’est le premier pays africain qui a lutté les armes à la main pour son indépendance. C’était unique dans le monde. Il y avait un mouvement au Kenya (le Mau Mau) mais il a été très rapidement réprimé. J’ai ressenti cette nécessité de justice. Dès le départ, les gens sont descendus avec peu de moyens. Avec des couteaux de scout pour lutter contre la France, la quatrième puissance militaire au monde. C’était incroyable l’espoir que l’Algérie pouvait donner aux autres pays. Non seulement, ils ont combattu pour eux mêmes mais ils ont aussi aidé les autres à se défendre et à s’organiser contre le colonialisme. On peut difficilement l’imaginer aujourd’hui où tout est controlé, où c’est difficile de voyager.
Finalement, avec vos idéaux vous étiez faits pour vous rencontrer avec l’Algérie?
On sortait de la seconde guerre mondiale. On croyait qu’un nouveau monde était en train de naître. J’étais jeune à l’époque. On donnait tout notre coeur pour les luttes anti-impérialistes, anti-fascistes, anti-colonialistes. On voyait cela avec des yeux peut être pas tout à fait ouverts.
En 2018, vous effectuez votre grand retour en Algérie. Quelles ont été vos premières impressions en remettant le pied sur ce sol?
Quand j’habitais en Algérie, il y avait neuf ou dix millions d’habitants. Cela a beaucoup changé. Il y avait énormément de gens dans les rues, beaucoup de jeunes. Cela avait une autre allure. Il y avait aussi beaucoup de voitures et de constructions.
Y a-t-il des souvenirs qui vous sont rapidement revenus à l’esprit?
Il y avait du monde partout. J’avais l’impression que chaque algérien avait acheté une voiture. On n’arrivait pas à circuler. Sur la côte ou dans la banlieue d’Alger, tout était construit. Je ne voyais plus les paysages que j’avais connus. C’était étrange. C’était une autre ville. Et puis, je ne sentais pas une résistance, un mouvement. Chacun s’occupait de lui- même.
C’était une autre époque
C’était un autre pays.
Y a-t-il des choses qui n’ont pas changé?
J’ai retrouvé la même générosité. Une formidable chaleur. Une qualité d’accueil exceptionnelle. Ce qui est rare dans ce monde. J’ai toutefois trouvé qu’on parlait moins de politique. On sentait qu’il y avait une absence d’espoir. C’était trois mois avant le début des manifestations de février 2019.Je n’aurais pas pu prévoir une telle chose. Cela m’a remplie d’espoir.
Aujourd’hui, il y a le « Hirak » en Algérie avec des manifestations tous les mardis et vendredis.
J’ai l’impression que c’est une deuxième révolution. Cela donne de l’espoir. Je croise les doigts. C’est un réveil extraordinaire et révolutionnaire.
Que conseilleriez vous à cette jeunesse algérienne qui veut vivre dans une vraie démocratie?
Je suis mal placée pour donner un avis aux autres. Je crois qu’il faut se soutenir et aller de l’avant pour ses idées. C’est la justice qui compte.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk