Salah Guemriche est essayiste et ancien journaliste. Il est l’auteur du très plaisant ouvrage « Algérie 2019, la reconquête » paru chez Orients Editions. Un livre « d’accompagnement » textuel des pancartes, slogans, photos ou caricatures de presse qui ont animé le « Hirak » depuis le 22 février 2019. Entretien avec un Algérien qui milite par la plume.
Quelle est la genèse de ce livre sur le « Hirak » ?
Salah Guemriche : J’avais tout de suite perçu le caractère inédit des manifs, de ces marches toutes générations confondues, et la démonstration d’une conscience politique généralisée. Et puis, je dois l’avouer : j’avais comme une frustration, de ne pas être sur place. C’était une manière d’accompagner le mouvement, d’en faire partie, même de loin, et surtout d’en témoigner.
Comment avez-vous procédé pour commenter les dessins, les photos ou les slogans ?
Tout s’était imposé à moi : les slogans, souvent inventifs, les caricatures, les mots d’ordre. J’avais commencé par enregistrer les photos depuis Facebook, puis celles que m’envoyaient des amis depuis Alger et d’autres villes du pays, puis au fur et à mesure je sélectionnais les plus « parlantes », les plus spirituelles, qui correspondent au tempérament algérien, en somme, et témoignent d’une inventivité et d’un sens de la dérision extraordinaires. Je n’ai fait qu’accompagner, plus que commenter, de mes textes, ces photos, ces caricatures et ses pancartes…
Dans votre style pointe une certaine jubilation. Avez-vous pris du plaisir à écrire ce bouquin ?
Justement, ce sont cette dérision et cet humour qui étaient jubilatoires. Si j’ai pris du plaisir ? Oui. En plus, j’avais l’impression d’assister en direct au réveil de tout un peuple, longtemps vu comme ankylosé par des décennies d’autoritarisme, alors qu’il n’avait cessé de se révolter, pour ne retenir que les années 1980 et les années 2000, sans parler de sa capacité à la résilience.
Votre livre s’ouvre sur une photo de Larbi Ben M’hidi et se termine presque avec la lettre Jamila Bouhired aux manifestants. Pourquoi avoir choisi ces deux figures historiques ?
Ah ! Là, avec Larbi Ben M’Hidi, et surtout sur cette photo, nous avons un héros dans toute sa splendeur. Cette photo rejoint la galerie des portraits mythiques des révolutionnaires comme Che Guevara. Et, comme je l’écris dans mon livre, longtemps j’ai voulu rencontrer ce jeune para français, pour voir ce qu’est devenu son regard de troufion impressionné par tant de dignité chez son prisonnier, un Larbi Ben M’Hidi tout en majesté. Car tout Ben M’Hidi est là, dans les traits de ce visage d’où émane comme l’expression d’une paix intérieure, de cette paix que seuls ressentent les êtres qui savent que leur cause les dépasse et qu’elle est sacrée parce que juste. Comparez donc avec les visages de ces prévaricateurs de politiciens, à la fois corrupteurs et corrompus, que nous a infligés ce demi-siècle d’indépendance ! Quant à Djamila Bouhired, son appel à la jeunesse est à conserver comme un document historique. Je l’ai lu et relu plusieurs fois : cette lettre est à la fois un soutien, un hymne à la jeunesse et une mise en garde. Il faut noter ici la fin de son appel, qui disait : « Ne laissez pas ces agents (des maquisards de la 25e heure qui ont pris le pays en otage depuis 1962), camouflés dans des habits révolutionnaires, prendre le contrôle de votre mouvement de libération. Ne les laissez pas pervertir la noblesse de votre combat. Ne les laissez pas voler votre victoire ! »
À travers les slogans et les pancartes, le peuple algérien, et notamment sa jeunesse, à qui on a caché une partie de son histoire convoque les vrais héros populaires. Est-ce à dire que la propagande officielle n’a pas produit les effets escomptés ?
Toute propagande finit par connaître ses limites et révéler ses objectifs réels. Les nouvelles générations n’ont pas été dupes. Les mythes de l’héroïsme guerrier, entretenus par la génération des octogénaires, n’ont pas eu de prise sur la jeunesse comme ils avaient réussi à en avoir sur ma génération, celle née avant ou durant la guerre d’Indépendance. Et l’exploit du Hirak, c’est d’avoir réussi à entraîner et à fédérer au moins deux générations. Ce que ma génération, il faut bien le reconnaître, n’aura pas réussi. Par manque de convictions, par démission ou par angélisme…
Avec Abdelmadjid Tebboune, l’Algérie a encore un Président d’un âge avancé. Est-ce une manière anachronique d’infantiliser le peuple algérien ?
Non, c’est plutôt le contexte qui dicte une sorte de réal-politique. Disons que c’est une conception de la transition imposée par le déséquilibre des forces en présence. On a pu reprocher au Hirak de n’avoir pas su dégager une représentation, des leaders capables d’imposer une alternance. Mais la question que je me pose encore est celle-ci : la force du Hirak n’était-elle pas, ou n’est-elle pas justement dans cette absence de leadership ? Seul l’avenir, mais un avenir proche, nous le dira… Désormais, le temps presse, et le peuple ne se laissera pas berner plus longtemps. Les revendications du Mouvement doivent être très vite entendues, sans quoi le pays sera mûr pour un nouveau « 1er novembre ».
Vous dites que le terme « Hirak » n’est pas approprié pour parler de ce qui se passe en Algérie. Pour quelles raisons ?
En fait, je n’emploie le terme de « hirak » qu’en raison de sa popularité. Dans l’introduction à mon livre « La Reconquête », je consacre justement deux pages à l’étymologie de ce terme de « hirak ». Il faut dire que la langue arabe est une des langues les plus élaborées des langues du monde. C’est une caractéristique des langues sémitiques, en fait. La racine, à l’origine du mot « hirak », est : h r k ( ح ر ك), laquelle, vocalisée, donne le verbe حَرَّكَ (harraka), ce qui signifie : activer, agiter, mettre en mouvement. C’est quand même impressionnant qu’à partir de trois consonnes, cette langue nous donne un large spectre sémantique allant de « mouvement », « activité », « dynamique » à « moteur » (mobile), jusqu’à désigner un concept linguistique, celui des « voyelles ». Car rappelons-nous, la même racine « H, R, K » sert à désigner les voyelles arabes : « harakāt », et la vocalisation se dit bien : « tahrik ». Sans cette « mise en mouvement », la racine arabe est imprononçable. Et c’est le génie des langues sémitiques : seules les voyelles permettent de « mettre en mouvement » les mots, pour en faire des substantifs, des verbes, des qualificatifs. En résumé, ce que le hirak a fait depuis le 22 février, c’est de « mettre en branle », pour ainsi dire, ses revendications. Or, si l’on consulte le dictionnaire des ressources lexicales, la « mise en branle » consiste, je cite, à « déclencher un mécanisme en retirant la pièce qui bloque, pour la changer ». Et quelle est cette « pièce qui bloque » le pays et qu’il fallait retirer ? Eh bien, la pièce nommée « Système » ! Tel était et tel reste le but du hirak : déclencher le mécanisme qui devait changer la pièce bloquante. Reste à savoir comment et par quoi la changer. Un dernier point, si vous le permettez. Une anecdote. Un jour, sur mon blog, j’avais signalé une curiosité sémantique, à savoir que le mot « hirak » est l’anagramme parfaite du mot « harki », voire : les deux mots sont issus de la même racine : hrk ( ح ر ك), laquelle, vocalisée, donne le mot « harka », qui veut dire tout simplement : « troupe » (en mouvement). De là, le mot « harki », devenu péjoratif, alors qu’il désigne simplement un « homme de troupe ». Et cette association avait soulevé l’indignation de nombre de mes lecteurs.
On a longtemps cru que l’Algérien était résigné. Mais tel Madjer surgissant dans le dos de la défense allemande pour marquer en 1982, il est là où on ne l’attend pas. Est-ce que cela vous étonne ?
Pas du tout ! L’Algérien est ainsi : on croit qu’il se résigne, puis, tel un feu qui couve sous la cendre, le voilà qui jaillit ! Comme il avait jailli en 1980, 1988, 2001… Tout comme les 132 ans de colonisation furent jalonnés de « jaillissements ».
L’occupation des rues à travers le pays peut-elle s’interpréter comme une volonté populaire de se réapproprier le territoire ?
Dans mon livre, parmi les photos qui m’ont le plus marqué, il y a cette pancarte où on peut lire : « 1962 : Indépendance (Libération) de la terre ; 2019 : Indépendance (Libération) du peuple ». C’est plus qu’une « réappropriation du territoire » par le peuple, c’est une réappropriation de son histoire.
Avec le recul historique que vous avez comment voyez-vous la suite des événements ?
Ne vivant pas au pays depuis des décennies, je ne peux pas avoir un recul objectif, mais tout juste une intime conviction. J’ai acquis une certitude, qui m’a habité très tôt, un mois environ après le déclenchement du Hirak : le jour où j’ai vu une pancarte brandie par un manifestant à Alger, un homme au regard droit, filtré par une paire de lunettes, comme s’il répondait avec ses mots à ceux qui se demandaient comment tout cela allait finir. Et ces mots disaient : « Nous sommes vaccinés contre le chaos ! ». Ces mots, qui résonnent encore en moi comme un manifeste, ce sont ces mots qui, ce jour-là, m’ont fait dire que plus rien ne sera comme avant ! Oui, c’est à la vue de cette pancarte et de ce regard déterminé que j’avais acquis la certitude que, quelle qu’allait être l’issue du Hirak, le peuple algérien ne se laissera plus avoir. Oui, plus rien ne sera comme avant. Car la peur a changé de camp. Et contrairement à ce que certains ont déclaré récemment, dans la presse parisienne, on ne peut pas conclure à l’échec du Hirak. Non, ne parle d’échec que celui qui l’appelait de ses vœux, pour complaire à ceux qui n’ont toujours pas fait leur deuil de l’Algérie française. Le Hirak a marqué un point de non-retour, et rien qu’en cela, il aura réussi !
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk