Mathieu Rigouste est chercheur en sciences sociales, spécialiste des questions sécuritaires liées aux transformations de la police, de l’armée et des appareils de contrôle et de répression en France et dans les sociétés impérialistes. Auteur du livre «Un seul héros le peuple » et du documentaire éponyme (unseulheroslepeuple.org), il décrypte pour dzairworld.com l’importance des événements de décembre 1960 dans le processus ayant mené l’Algérie vers son indépendance.
Votre film découle de vos travaux puisque vous aviez fait un livre sur la date du 11 décembre 1960.Le documentaire, était-ce une suite logique pour vous?
Mathieu Rigouste : J’essaie de faire des outils pour que les personnes se les approprient et s’en servent dans leurs luttes. Je fais surtout des livres et depuis un moment de la vidéo. La logique, c’est de restituer une enquête, de partager des outils le plus largement possible, de faire de l’auto-formation politique et de l’éducation populaire. C’est le lien entre tout cela. Il y a en même temps une rupture parce que ce n’est pas le même objet qu’un livre. Cela permet de faire des choses très différentes, de parler au vécu, au ressenti, de reproduire directement la parole des témoins, des participant(e)s de l’époque.L’Histoire coloniale est fondamentale dans ce travail de recherche car les systèmes sécuritaires actuels se structurent, notamment, dans les laboratoires des guerres coloniales.
Vous avez décidé de donner la parole aux citoyens lambda pour évoquer ces événements. Etait ce une manière de réhabiliter ces héros silencieux qui ont rarement voix au chapitre?
« Réhabiliter », je vais laisser la société le faire. J’ai voulu leur donner la parole et faire une recherche scientifique sur leur place, leur rôle, ce qu’ils ont fait et ce à quoi ils ont participé. Je voulais comprendre leur participation à la fois au processus révolutionnaire et à la guerre de libération, à la résistance populaire qui a été fondamentale et décisive, qui a eu une importance au même titre que les maquis, les moudjahidines et l’armée de libération nationale. La mémoire officielle a surtout retenu le rôle des organisations.
En quoi la date du 11 décembre 1960 est-elle si importante dans le processus de libération de l’Algérie du joug colonial français?
Ce que mon travail montre, c’est qu’on a retenu le 11 décembre. Ce n’est pas que cette date et la ville d’Alger qui sont concernées. Cela a duré trois semaines.Cela a traversé tout le pays avec les derniers soulèvements à Tiaret, au début de janvier 1961. Cela arrive au moment où le Front de Libération National (FLN ) et les maquis ont été massacrés par la contre-insurrection militaro-policière française. En général, ils se reconstituaient très vite mais là ils ont été décimés. D’un coté, l’Etat gaulliste essaie d’imposer un projet néo-colonialiste qu’il appelle « l’Algérie-algérienne ». De l’autre coté, l’extrême-droite coloniale prépare un coup d’Etat militaire pour une « Algérie-française » qui serait une forme d’apartheid. Dans ce contexte, l’indépendance même si elle semble inéluctable, n’est pas acquise. Ce que veut mettre en place l’Etat français, c’est une fausse indépendance comme dans les autres ex-colonies, c’est à dire une administration algérienne sous-traitante des intérêts français. C’est ce que les soulèvements de 1960 viennent mettre en échec. Ce projet colonial de troisième voie et le putsch militaire de l’extrême-droite sont mis à terre par les manifestations algériennes. Elles imposent à l’Etat français de négocier avec le Groupement provisoire de la République algérienne (GPRA) et le FLN.
Dao Djerbal parle dans votre film de « second souffle de la révolution du 1er novembre 1954 ». Peut-on dire qu’avec les événements de Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945 et le 1er novembre 1954, il s’agit là d’une troisième secousse?
Complètement.Quand on regarde la colonisation depuis les colonisés, on voit qu’à toutes les époques, il y a eu des résistances. C’est dans la généalogie et le fil de ces répressions et de ces révoltes. Il semblerait qu’en mai 1945 le massacre d’Etat, avec la révolte générale qui traverse une partie du pays, amène une fraction du mouvement indépendantiste à considérer que la lutte armée est indispensable pour arracher l’indépendance. C’est la prise de conscience qui a lieu à ce moment là. En 1954, cette lutte armée se met en oeuvre. Dès la constitution du FLN, elle en appelle à l’insurrection des masses populaires et à l’organisation de la guerre d’indépendance. A l’intérieur du FLN, il y a eu une dynamique basiste qui considérait que la révolution devait se faire par en bas, « par le peuple ».Les tenants de cette position vont être petit à petit marginalisés puis réduits au silence par l’émergence des fractions dirigeantes du FLN et de l’ALN. Décembre 1960 vient donc s’inscrire dans cette histoire comme la revanche du peuple face à la dite Bataille d’Alger, au plan Challe et à tous les plans de répression militarisée.Elle s’inscrit dans ces révoltes et ces mouvements de lutte qui remontent jusqu’à 1830.
Quels ont été les éléments déclencheurs de ces manifestations de 1960?
Tout le monde sait que De Gaulle vient en Algérie pour son projet néo-colonial, que l’enjeu est très important. Il y a des provocations de l’extrême droite coloniale qui vient agresser les Algériens et les Algériennes dans la rue et dans leurs quartiers. Il y a alors des formes d’auto-défense. Le peuple décide de contre-attaquer. De ces bagarres se forment parfois des attroupements qui mettent en fuite les Européens ultras en les renvoyant dans leurs quartiers. Cela donne lieu aux premiers défilés à Oran, Alger et Aïn Témouchent qui font le tour des quartiers colonisés. Les gens vont descendre dans la rue. C’est une des étincelles qu’on retrouve dans plusieurs villes.D’autres étincelles intéressantes sont l’auto-organisation d’adolescents, de lycéens et de lycéennes qui se retrouvent clandestinement pour organiser des rassemblements, pour se préparer à sortir des drapeaux, quelques jours avant le 9 décembre, parce qu’ils savent que De Gaulle vient pour cela. Ce sont de petits groupes qui réussissent à faire cela dans quelques villes. Ils vont faire sortir les hommes des cafés, les femmes des maisons dans les quartiers ségrégués pour constituer rapidement de gigantesques cortèges comme on en avait jamais vu dans l’histoire de l’Algérie. L’information que ces villes se sont soulevées va circuler très rapidement par la radio et par les camionneurs. Les autres villes vont alors entrer dans le mouvement.
Au delà de l’arrivée de De Gaulle et des agressions des partisans de l’Algérie française, ces manifestations sont aussi le signe d’un ras le bol de la ségrégation et de la répression subies par la population algérienne.
C’est une accumulation à travers les générations des violences d’Etat coloniales qui s’inscrivent dans les corps, dans les muscles. C’est ce que raconte le film avec la destruction du territoire et la dépossession. C’est aussi la transmission à travers les générations de pratiques de résistance, de savoirs d’organisation, de ruses du colonialisme, de sabotages qui ne sont pas de la confrontation directe face à une armée coloniale. A travers les années, ces formes d’auto-organisation populaires finissent par mettre en échec la contre-insurrection et tout l’ordre colonial s’en trouve bouleversé.Entre décembre 1960 et juillet 62, cela ne s’arrête pas. Les Algériens et les Algériennes continuent à occuper les rues, à s’autoriser à entrer dans les quartiers interdits, à faire des rassemblements, à mettre en fuite les colons.Il y a un processus de ré-appropriation de la société, des territoires, des quartiers et des villes qui préparent juillet 62.C’est déjà une ré-appropriation collective du pays et de la société.
Contrairement à ce qu’affirment certains historiens qui voyaient la patte du FLN derrière ces soulèvements, votre film montre clairement qu’il s’agissait de mouvements spontanés du peuple algérien.
Je n’ai pas trouvé de sources qui montreraient la patte du FLN. Il y a peu d’historiens qui ont travaillé sur le sujet avant moi et ils n’en ont pas trouvé non plus.Les représentants du GPRA eux-mêmes disent qu’à cette époque là ils n’avaient rien vu venir et qu’ils ne les avaient pas organisés. Dans mon livre, je raconte que Ferhat Abbas demande le 16 décembre au peuple de rentrer chez lui, d’arrêter de manifester et de laisser le GPRA négocier l’indépendance avec le pouvoir français.Les manifestations ne se sont pas pour autant arrêtées. Et dans certaines villes elles ont commencé après l’appel du GPRA. Tiaret se soulèvera en janvier 1961.Ils avaient pensé les encadrer par la suite. Dans les grandes villes, ils ont pu faire circuler des mots d’ordre comme « Algérie musulmane ». Certains cadres ont pu être présents dans les manifestations pour rassurer mais ils n’avaient aucunement les moyens ni de les déclencher, ni de les encadrer.
On oublie souvent qu’à cette époque, il y avait un couvre feu dès 15 heures de l’après midi et que les forces de l’ordre tiraient sans sommation si on le bravait. Il en fallait du courage. Un des personnages interrogés parlent à ce propos de « don de soi pour une cause ».
Oui, il faut remettre cela dans son contexte.Ce n’était pas juste des manifestations comme on en connait aujourd’hui. A cette époque, sortir dans la rue pour manifester était très risqué. On pouvait déjà se faire tabasser à mort simplement en entrant dans un quartier « européen ». On sait qu’en mai 1945, à Sétif, l’adolescent qui avait sorti un drapeau algérien s’était fait abattre instantanément. Alors sortir avec des dizaines de drapeaux et des banderoles pour pénétrer en masse dans les quartiers interdits, c’était de toute évidence se mettre en danger de mort. Et il y a eu pourtant des cortèges de femmes, d’enfants et de pré-ados.
Au début de votre film, une voix-off dit que le peuple avait senti que l’indépendance se profilait et que cela les a portés à descendre dans la rue. Pensez vous qu’en décembre 1960 les jeux étaient faits et que la politique de « troisième voie » du Général De Gaulle était illusoire?
Ces soulèvements sont venus briser cette stratégie qui était à l’oeuvre.Personne ne sait si elle aurait abouti mais l’Etat français avait bien entamé des négociations avec certaines franges du FLN pour essayer d’avoir un interlocuteur avec lequel négocier une forme d’indépendance néo-coloniale. Ce projet était très concret. De Gaulle représentait les fractions dominantes de la bourgeoisie française qui n’était pas prête à lâcher ce projet. Elle n’a pas pu mettre en place sa 1ère stratégie néocoloniale en Algérie, comme elle l’a fait dans un grand nombre de ces ex-colonies. C’est lié au surgissement des masses populaires en décembre 1960.
Beaucoup de femmes s’expriment dans votre film.Quels rôles ont-elle joué dans cette révolution?
Ce n’était pas un choix de départ de mettre les femmes des classes populaires au centre de ce documentaire. C’est apparu à travers l’enquête elle même. Il y a une partie d’entre elles qui est revenue du maquis après que la direction du FLN a jugé qu’il y avait un problème de moeurs. Elles se sont formées comme militantes révolutionnaires. Elles sont revenues dans les villes avec un savoir organisationnel, de résistance et de clandestinité. J’ai commencé à écouter ce qu’elles me racontaient et à creuser avec elles ce qu’elles écrivaient. On trouve cette résistance féminine à tous les niveaux de la guerre de libération.Elles avaient des fonctions de transport d’armes, de bombes, dans l’alimentation. En décembre 60, on voit qu’elles sont aussi dans la rue et qu’elles sont organisatrices des centres de soin dans les mosquées, les caves, les arrières cours.Elles sont aussi là au sein de l’espace domestique à maintenir la structure familiale dans un contexte de guerre où les hommes sont morts, en prison ou au maquis.Elles étaient engagées dans la préservation de leurs cellules familiales et au péril de leur vie et de leurs enfants dans la guerre de libération.
Qui dit femmes dit youyous qui ont eu un énorme impact sur le moral des troupes. Pouvez vous nous en dire plus sur cette arme de déstabilisation massive?
J’avais entendu parler de l’usage des youyous en décembre 1960 mais je n’imaginais pas qu’ils aient été si importants. Ils ont même eu un usage tactique en terme de déplacement des cortèges.Des gens racontent que pour sortir de la Casbah, pour rejoindre le centre ou Belcourt, on se guidait grâce aux youyous. On savait aussi que tel quartier était sorti, qu’un prisonnier allait être guillotiné. Il y avait énormément d’informations qui passaient à travers eux et qui permettaient de les situer dans la ville. Les youyous ont toujours eu différentes utilisations, joyeuses ou bien tristes pour célébrer un martyr. Mais ils viennent aussi galvaniser. La plupart des témoins qui le racontaient, le revivaient dans leurs corps. Cette génération n’avait pas pu en parler jusqu’en février 2019. On a vu ces mémoires resurgir directement dans la rue, dans les corps des Algériens. Cela a été un événement majeur pour eux. Je l’ai vécu après pendant les manifestations du Hirak. Quand ils partent cela donne une puissance extraordinaire aux manifestants. Là les femmes étaient dans la rue, sur les balcons et sur les toits.
Avez vous ressenti ce besoin de parler chez vos interlocuteurs?
A partir du moment où les personnes avaient confiance en moi, elles me racontaient tout et avec énormément de détails. Cela leur faisait du bien d’en parler. Il y avait même une joie à le faire.
Votre film se termine sur des images du Hirak. Y-voyez vous une sorte de continuation du 11 décembre 1960?
D’une certaine manière oui mais je ne me sens pas autorisé depuis la France à porter une analyse sur le Hirak. Comme beaucoup de gens, et de mes amis algériens et algériennes, on a eu l’impression qu’en février 2019 a resurgi ce corps commun dont parlent les acteurs de 1960. Les témoins parlent d’une transe collective qui avait créé un corps commun invincible d’une certaine manière, qui avait réussi à déborder une des principales puissances impérialistes militaires mondiales. Il semble qu’un phénomène très similaire ait pris forme en 2019.On peut imaginer qu’on ait un nouveau souffle de ce corps commun qui avait été d’une certaine manière démembré et éparpillé à travers les différentes luttes sociales dans l’histoire de l’Algérie post-indépendance où le peuple n’a jamais cessé de résister. Ces luttes étaient dissociées chacune de leur coté.On a l’impression qu’elles ont réussi à se rejoindre et à fédérer les générations. Les personnes qui reprennent « Un seul héros le peuple » sur leurs pancartes étaient des anciens et des anciennes qui ont vécu les dernières années de la guerre de libération. Elles ont recodé ce slogan à partir de la manière dont elles l’avaient codé à cette époque pour parler de la puissance des opprimés et de l’hypocrisie des luttes de pouvoir pour diriger le peuple quand lui s’est mis en danger pour sa libération.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk