Christian Pheline auteur d'ouvrage sur l'Algérie

Auteur de nombreuses études sur la micro-histoire politique, sociale et culturelle de l’Algérie coloniale, Christian Pheline a publié aux Chihab éditions La Terre, l’Étoile, le Couteau. Alger, le 2 août 1936. L’auteur nous explique l’importance du 2 aout 1936 dans la marche vers l’indépendance du peuple algérien.

Que s’est-il passé le 2 aout 1936 a Alger?  En quoi cette date a-t-elle revêtu un caractère historique ?

Christian Pheline : Bien avant le 1er Novembre 1954, la rencontre inattendue de trois événements en aura fait une journée décisive pour l’avenir du pays.Ce matin-là, la ville sortait à peine du mois et demi de grèves qui avait fait suite à la victoire électorale du Front populaire. Quelque quinze mille participants, la plupart d’origine musulmane, se rassemblent au Stade municipal, à Belcourt, à l’appel du Congrès musulman algérien. Ce regroupement unitaire inédit, entre les réformistes religieux de l’Association des Oulémas, la Fédération des élus musulmans et des militants communistes ou socialistes, devait y rendre compte de ses négociations à Paris avec le gouvernement de Léon Blum.Débarqué à l’aube, Messali Hadj, dirigeant en France de l’Étoile nord-africaine qui militait déjà pour l’indépendance des trois pays du Maghreb, impose par surprise (ENA) sa présence au meeting. Il dénonce la visée de « rattachement à la France » prônée par le Congrès et reçoit un triomphe quand, la main fermée sur une poignée de terre symbolique, il proclame : « Cette terre n’est pas à vendre ! ». Au même moment, dans la Basse Casbah, le grand muphti d’Alger est poignardé en pleine rue de la Lyre… 

Comment les autorités coloniales ont-elle réagi à ce rassemblement, le plus important depuis la colonisation française ?

Même si la lutte du Congrès musulman s’inscrivait explicitement dans les limites politiques de la domination française, les autorités s’inquiètent de l’ampleur de la mobilisation suscitée par une plateforme revendicative qui vise les droits tant culturels et religieux qu’économiques et sociaux. En s’empressant d’imputer l’origine du meurtre au cheikh El-Okbi, principale figure algéroise des Oulémas qui sera pourtant acquitté trois ans plus tard , l’administration à Alger réussira à mettre à mal l’unité du Congrès musulman, en obtenant la rupture de son président, le docteur Mohamed Salah Bendjelloul, et les promesses de réforme du Front populaire.Elle s’attaque alors au danger nouveau que représentait l’implantation en Algérie même de l’Étoile nord-africaine. Avec l’acquiescement du Parti communiste algérien (PCA), qui s’opposait alors – au nom de « l’unité avec le peuple de France » -, à toute perspective indépendantiste, elle obtient du gouvernement du Front populaire qu’il dissolve cette organisation en février 1937. Il ne pourra pas empêcher qu’elle se recrée sous la forme du Parti du peuple algérien (PPA) dès le mois suivant. 

Messali Hadj porté en triomphe. El-Oumma N°42, aout 1936.

« Cette terre n’est pas à vendre », a déclaré Messali Hadj. Comment a-t-il su imposer sa vision face aux forces réunies dans le Congrès musulman ?

Conscient de la force mobilisatrice de l’ensemble des revendications partielles du Congrès musulman, telles que la liberté de la prédication religieuse, l’enseignement de l’arabe, l’égalité des salaires et des droits sociaux ou l’abolition des mesures disciplinaires du code de l’indigénat, l’orateur leur apporte son plein soutien. Il concentre en revanche son opposition sur la perspective politique dans laquelle les dirigeants du Congrès enfermaient leur combat. Il dénonce ainsi l’idée que ces revendications égalitaristes pourraient mieux aboutir par le « rattachement » de l’Algérie à la France, ainsi que  la demande d’une participation de la population colonisée aux élections au parlement français, à laquelle  il oppose celle d’un « Parlement algérien  élu au suffrage universel. Dans un style personnel, dont la fougue tranche avec celui des notables religieux ou des élus, il sait ainsi lier l’exigence démocratique – remettant l’avenir du pays à la décision du plus grand nombre -, à une symbolique qui emprunte tant aux mobilisations populaires, dont les grèves algéroises récentes ont donné l’exemple, qu’aux attentes providentialistes de l’islam maghrébin traditionnel. Même si le mot d’indépendance ne semble pas avoir été prononcé, le public qui fait triomphe à l’orateur aussi bien que les observateurs coloniaux comprirent bien que telle était la visée nouvelle qui s’ouvrait désormais à la lutte pour la conquête de droits pour la grande masse des Algériens. C’est sur cette base, que l’ENA, qui ne comprenait jusque là que de très petits noyaux de lecteurs d’El-Ouma à Alger ou à Tlemcen, pourra peu à peu se construire comme organisation algérienne et mettre au défi les forces du Congrès, PCA compris.

4/Quelle était la position de personnalités politiques comme Ferhat Abbas ?

Élu local de Sétif et membre des « délégations financières », il est en 1936 le second du Dr Bendjelloul, fondateur de la Fédération des élus musulmans. Composée de personnalités, souvent membres comme lui des professions libérales, ayant accédé à des mandats locaux, la Fédération se bat alors, dans la suite des « Jeunes Algériens » d’avant 1914, pour un élargissement progressif des droits civiques dans le cadre français. Elle trouve un écho non négligeable parmi les masses populaires musulmanes notamment dans l’est du pays. La perspective de la défaite allemande semblant propice à faire valoir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Ferhat Abbas introduira la référence à une « nationalité algérienne » dans le « Manifeste du peuple algérien » de 1943. Manifeste qui donnera la base, après la guerre, au développement de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien (UDMA), alors principale force politique algérienne avec le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD), issu du Parti du Peuple Algérien (PPPA). Ayant dû dissoudre l’UDMA pour rejoindre le FLN en 1955, lui qui avait été le premier président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) puis président de l’Assemblée constituante réunie après l’indépendance, il sera définitivement écarté du pouvoir dès l’été 1963 au bénéfice de l’instauration d’un État de parti unique.

Meeting du 2 août 1936 du Congrès musulman algérien au stade de Belcourt.
Meeting du 2 août 1936. Les dirigeants du Congrès musulman algérien. Photo parue dans L’Echo d’Alger daté du 3 août 1936

5/ Un an après le 2 août 1936, le drapeau algérien est symboliquement déployé pour la premier fois Alger, le 14 juillet 1937. Le mouvement vers l’indépendance est-il définitivement lancé à ce moment-là ?

S’il faudra encore un quart de siècle de lutte politique puis militaire et d’action internationale pour que ce combat aboutisse, la levée du drapeau, symbole d’une future nation algérienne, suscite alors dans la foule algéroise une émotion aussi forte que le discours du 2 août. Les autorités y répondent par une nouvelle étape repressive : Messali et les principaux dirigeants du PPA sont arrêtés à la fin août, puis emprisonnés pour atteinte à la souveraineté française. Les forces du Congrès musulman, dont le PCA, subiront cependant l’effet de l’abandon des promesses du Front populaire auxquelles elles avaient lié toute leur politique. Le rapport de forces électorales dans le collège dit « indigène » s’inverse spectaculairement en faveur du PPA, entre les élections municipales de juillet 1937 et les départementales d’octobre 1937 et, à Alger, d’avril 1939. Ses dirigeants réussissent, malgré leur emprisonnement, à sortir plusieurs numéros de leur journal Le Parlement algérien… Malgré une nouvelle arrestation de ses dirigeants, au début de la guerre de 1939, l’organisation est alors suffisamment implantée pour fournir la base militante de tout l’essor ultérieur du mouvement de libération nationale.

6/ Cette date du 2 août 1936 est passée inaperçue dans l’histoire officielle. Quelles en sont les raisons ?

Le pouvoir en place depuis 1962 entend surtout se légitimer en se présentant comme héritier de la lutte armée de l’après-1954. Avec lui, l’autorité militaire et le conservatisme religieux ont d’un commun accord plié des pans entiers de l’Etat, de l’éducation et du droit à une conception strictement arabo-musulmane de l’algérianité. Cette connivence est même aujourd’hui théorisée sous la forme d’une prétendue origine commune « badisso-novembriste » (en référence au cheikh Ben Badis, président fondateur des Oulémas de 1931 à 1940). Un rappel de ce qui s’est vraiment joué le 2 août 1936 est de ce fait doublement embarrassant. D’abord parce qu’il témoigne de tout un apprentissage de la vie politique moderne et du débat pluraliste que les masses algériennes ont entrepris à travers les diverses organisations dont elle s’étaient dotées dès les années 1930, et sans lequel la lutte finale pour l’indépendance n’aurait pas été possible. Surtout, parce que le vrai coup d’envoi politique de cette lutte y a été donné par le dirigeant de l’Etoile nord-africaine, et non pas par les Oulémas dont la revendication culturelle et religieuse reste, jusqu’en 1955, pleinement respectueuse du cadre politique de l’Etat colonial. 

7/ Voyez vous une résonance entre le meeting du stade de Belcourt et le mouvement du Hirak?

L’appel de 1936 repris ensuite par le PPA à un «  Parlement » ou à une « Constituante » élus au « suffrage universel sans distinction de race et de religion » conserve sans doute une résonance au-delà de la situation coloniale à laquelle il s’opposait. C’était dire qu’une nation pouvait s’affirmer sans confondre les droits des citoyens et les devoirs des fidèles, et fonder sa force sur la vitalité des différences de croyances, de parlers ou d’opinions. Une même exigence de souveraineté y liait donc un nouveau vouloir national et le plein exercice de la liberté démocratique, dans le respect des minorités. Si l’indépendance territoriale a été chèrement acquise en 1962, n’est-ce pas la seconde de ces attentes que visaient encore ceux qui, il y a peu, faisaient appel à une « deuxième indépendance » ? 

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk