A l’occasion du soixantième anniversaire des Accords d’Evian, ayant marqué la fin de la guerre d’Algérie le 19 mars 1962, le sociologue et historien, Aissa Kadri, revient pour dzairworld.com sur les principes généraux – protocoles juridiques – qui ont assuré la transition et la construction de l’Algérie nouvellement indépendante.

Le GPRA algérien lors des Accords d'Evian

Soixante ans après la signature des Accords d’Evian, quel bilan peut-on faire?

Aissa Kadri : Je ne sais pas si on peut faire un bilan. Les Accords d’Evian ne sont pas des accords détaillés. Ce sont des principes généraux. C’est l’Exécutif provisoire qui va mettre en place les protocoles juridiques de la transition et de l’après-indépendance. Au niveau de l’Exécutif qui va être un gouvernement provisoire algérien (douze membres dont 5 représentants du FLN, 3 pour la minorité européenne et 4 pour la société civile), il y a eu des débats sur les conventions entre l’Algérie et la France. Cela a porté sur les travaux publics, le code pétrolier, les transports, les enseignants, la recherche scientifique, sur le statut de la minorité européenne.… Ce sont les protocoles qui ont précisé les choses. Le bilan à faire serait plutôt celui de soixante ans d’indépendance algérienne.

Que prévoyaient ces accords vis à vis des Français qui avaient décidé de rester vivre en Algérie?

Ils disposaient que les français d’Algérie étaient de droit civique Algériens (ils pouvaient être élus et élire) tout en conservant la nationalité française pendant trois ans. Au-delà de ce délai, ils devaient décider de rester Français ou de devenir Algériens. Au sein de l’Exécutif algérien, il y avait des débats. Selon les délégués du FLN, si les Européens d’Algérie restaient Français, ils devaient être considérés comme des coopérants et non rester dans une position où ils n’étaient pas Algériens tout en bénéficiant des droits civiques. Il y a eu un vif débat à ce sujet. Cela a été réglé avec le code de la nationalité, en 1963, qui stipulait que la nationalité découlait de la filiation originelle, de l’origine musulmane. 

Combien étaient-ils au moment de l’indépendance?

Les statistiques ne sont pas très précises. Les observateurs s’accordent à dire qu’il y avait entre 200 000 et 240 000 Européens (ndlr, vocable pour désigner les Français) qui sont restés en Algérie en 62. Dans la population globale, il y avait un million de Français d’Algérie. 800 000 à 820 000 seraient rentrés entre mars 62 et Septembre 62. Certains auraient été en Espagne ou en Amérique Latine. Les départs se sont accélérés en juin et juillet 62 mais beaucoup avaient déjà commencé à partir en mars ou même un peu avant, sous l’effet de la montée de la violence de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). 

Quelles fonctions occupaient-ils en Algérie?

Il y avait des fonctionnaires, des enseignants, des médecins, des magistrats, des juges, des ingénieurs, des fonctionnaires des impôts…Après l’indépendance, il y a eu cinq sous-préfets et préfets dont Roger Mas, Victori, Audouard, Ripoll. Ce dernier était très estimé à Tiaret. Il a laissé un grand et beau souvenir. Ils étaient donc dans tous les domaines mais il y avait surtout des enseignants qui étaient au nombre de 13 000 à 14 000. Ce sont eux qui ont ouvert les écoles en 1962. 12 000 instituteurs français, dont beaucoup de pieds-noirs, ont démarré la rentrée scolaire de 62. Beaucoup sont revenus avec leurs familles après avoir quitté l’Algérie, qui avait été marquée par de terribles violences, l’été précédent.

Certains personnages, tel que Roger Roth, ont aussi occupé d’importantes fonctions politiques…

Roger Roth, ancien maire de Skikda, était vice-Président de l’Exécutif provisoire. Il était originaire de Sedrata et issu d’une vieille famille alsacienne. Il avait mis en place des comités paritaires de gestion municipale entre « musulmans » et Français. Il a été élu avec 16 députés européens, dont Charles Koenig, autre membre de l’Exécutif, en septembre, en tant que membre de la première assemblée constituante algérienne. Il était vice-Président de l’assemblée algérienne. Après la démission de Ferhat Abbas, il a siégé au fauteuil de président de l’assemblée. 

On dit que c’est Ben Bella qui lui aurait proposé de prendre la présidence.

Oui dans ses entretiens avec sa petite fille, il écrit que Ben Bella lui a dit qu’il était le seul, en tant que juriste et ancien avocat, capable, de présider l’assemblée. Il a accepté la charge. Un des premiers débats, assez conflictuel, qu’il a eu à gérer était l’essai nucléaire de Reggane – dans le Sahara – où la France venait de faire exploser une bombe. Il disait qu’il avait eu peur de la réaction nationaliste de ses collègues parce que cela pouvait dégénérer. Il a été président en 1964 et a quitté son poste en janvier 1965. Il avait accepté la présidence car il disait vouloir défendre la question des biens vacants laissés par les Européens. Il pensait que c’était temporaire et qu’ils reviendraient prendre leurs biens. Il n’a pas réussi à faire passer cette loi. Cela l’avait quelque peu dérangé de rentrer uniquement pour des raisons politiques car son cabinet fonctionnait bien. Il se sentait bien en Algérie.

Vous dites que c’est le code de la nationalité de 63 qui a créé une première rupture avec les Français d’Algérie. Pouvez vous développer?

Il y a eu également la constitution qui a entrainé la démission de Ferhat Abbas. Dans son article 1, l’Islam était déclaré religion d’Etat. Certains enseignants laïcs disaient qu’ils n’avaient rien contre l’Islam mais ils ont été refroidis. Il y a eu aussi le code de la nationalité. Certains européens et juifs indépendantistes ont été contre les orientations qui se dessinaient.Ils n’acceptaient pas de devoir demander la nationalité. Sixou, qui avait été conseiller au GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) puis conseiller à l’Exécutif provisoire a joint Ferhat Abbas pour contester la démarche. Finalement, la loi est passée en définissant un lien entre la nationalité et l’origine musulmane. Pour les Européens et les autres, il fallait donc faire une demande de naturalisation, et constituer un lourd dossier où il fallait montrer qu’ils ne s’étaient pas opposés à l’indépendance.

Peut-on estimer le nombre de personnes ayant fait cette démarche ?

D’après les chiffres, un peu moins d’une centaine l’ont fait. Progressivement, il y en a eu un peu plus. Il faut savoir que l’accès à la nationalité était très difficile. Cela a par exemple posé problème à Jean Sénac, le poète, qui était indépendantiste. Il a milité en France et en Europe. Quand il est rentré, il a fait sa demande mais ne l’a pas eue. Cela a relevé du scandale. Sénac avait envoyé des lettres aux amis avec lesquels il avait milité et qui étaient devenus responsables politiques. Ces derniers ne l’ont pas aidé. 

Connait-on le nombre d’enseignants qui ont quitté l’Algérie après la promulgation du code de la nationalité?

Dès 1963-64, il y a eu des départs puis un premier gros départ en 1965, au moment du coup d’Etat de Boumediene. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu aussi une arrivée importante de Français dits « pieds rouges », issus de l’extrême gauche, trotskystes et auto-gestionnaires et les porteurs de valises dont certains n’avaient pas été amnistiés. Hervé Bourges, l’ex-patron de TF1, était conseiller au ministère de la Culture alors qu’il avait fait son service militaire pendant la guerre à Ain Arnat (Sétif). Ils étaient là pour aider le pays à se construire. Cela a bien marché pendant deux ou trois ans jusqu’au coup d’Etat de 1965. Beaucoup de gens de gauche, communistes et trotskystes s’y sont opposés. Ils ont cru que cela allait remettre en cause le socialisme. Il y a un pied noir de Bab El Oued, Felix Coluzzi, un indépendantiste qui a critiqué le coup d’état, a été déchu de sa nationalité algérienne. Il est devenu l’un des premiers apatrides en Algérie. D’autres gauchistes, qui ont été indépendantistes, se sont élevés contre le coup d’état de Boumediene. Ils ont été emprisonnés. La deuxième vague de Français qui sont venus en Algérie, dans les années 70, a été celle des VSNA (des volontaires du service national). C’était des jeunes coopérants qui venaient surtout enseigner dans les écoles, lycées et les universités. Il y en a eu également dans certains ministères techniques (Agriculture, Hydraulique , Industrie Energie…) Ils étaient assez nombreux. Beaucoup d’institutions fonctionnaient avec ce personnel français. L’université d’Alger, d’Oran et de Constantine ont eu beaucoup de coopérants en sciences sociales et humaines, en sciences et en médecine, à l’exemple de Jean Leca, de René Galissot, d’Yves Lacoste, de Georges Labica. Bourdieu et Passeron ont été responsables d’un centre de recherches. Ils se sentaient bien en Algérie. Cela a duré jusqu’à la fin des années 60 jusqu’en 1978-79, et au début des années 80. Le reflux commença avec l’élargissement du processus d’arabisation qui a démarré dans les années 60. L’Algérie tournait aussi avec les coopérants des pays de l’Est (Tchécoslovaquie, Bulgarie, Roumanie, Russie), du Chili – après le coup d’Etat de 73 contre Salvador Allende – et de certains élites des pays africains présentes en tant que direction des mouvements de libération nationale d’Angola, du Mozambique, de l’Afrique du sud…. 

A partir de quand la politique d’arabisation a-t-elle été mise en place? 

Elle a démarré tôt car le ministère de l’Education a été pris en charge par les Oulémas avec Taleb Ibrahimi et Mehri. C’était une institution qui était fondée sur le primat des valeurs arabo-islamiques et de la défense de la personnalité algérienne. L’arabisation a démarré dans l’enseignement primaire pour s’élargir assez vite dans les autres ordres d’enseignement. En 67, des sections arabisées ont été ouvertes en droit, journalisme. Au milieu des années 70, les sections bilingues se sont généralisées. Avec le développement de la scolarisation et la fermeture de l’enseignement privé musulman et catholique, en 1976, certaines cohortes ont été versées dans le public. De 1971 à 1983, le système d’enseignement supérieur a fonctionné selon deux filières : l’une arabe et l’autre française. En 1979, il y a eu une grande grève des arabisants qui voulaient du travail et qui ont demandé l’arabisation de l’administration. Le pouvoir, le FLN, a cédé. Toutes les sections ont alors été arabisées. Au début de la décennie 90 l’arabisation était quasi-totale sauf pour quelques filières comme la médecine ou l’architecture. On peut dire que l’arabisation de l’enseignement s’est achevée à la fin des années 80. 

La position de Ben Bella sur l’arabisation n’était pas aussi radicale qu’on pouvait le croire…

Il était pragmatique. Il avait dit dans les années 60 : « l’Algérie est arabe et nous sommes arabes ». En même temps, il n’a jamais récusé le français. Il a été soldat français, joueur de l’Olympique de Marseille. Il a souhaité publiquement que les cadres français aident l’Algérie. Il disait que les cadres, les ingénieurs, les postiers, les traminots, les médecins français étaient l’essence qui manquait au développement du pays.

Il voulait donc que les enseignants français restent…

Il l’a dit officiellement et publiquement à plusieurs reprises. Quand Koenig et Rigault ont été le voir à Tlemcen, il formait le bureau politique du FLN qui allait prendre le pouvoir avec ce qu’on a appelé le groupe d’Oujda. C’était avant qu’il ne marche sur Alger avec l’état-major de l’armée des frontières. Il y avait Boumediene avec lui. Il leur a demandé leur aide pour faire la rentrée scolaire. Il leur a même fait un discours qui pourrait être revendiqué par les défenseurs de la « colonisation positive ». Il leur a dit : « vous nous avez laissé l’Algérie comme une Cadillac sans essence. C’est vous l’essence. Nous avons besoin des enseignants, des postiers, des traminots, des ingénieurs, des administrateurs. On en a besoin. C’est vous l’essence pour que notre pays marche ». Il les a aidés à organiser la rentrée scolaire en septembre 62, deux mois après les derniers massacres de l’OAS. Ils voulaient aider l’Algérie dans un esprit de pluralité, d’ouverture et de fraternité. C’était leur pays sur quatre générations. 

Comment la France voyait- elle ce retour anticipé des Français d’Algérie ? 

La France est quelque peu responsable du départ des Français qui sont restés, notamment les fonctionnaires et les enseignants. On leur a dit un moment qu’ils représentaient un poids financier et que c’était à l’Algérie – qui avait des difficultés financières – de les prendre en charge. Une loi de reclassement a établi qu’une année de travail en Algérie comptait double pour leur carrière. Puis, on a encouragé les départs par des offres de postes prioritaires. Dans ce contexte, avec les incertitudes et avec tout ce qui se passait, certains ont décidé de partir. L’Algérie a ensuite été cherchée des enseignants en Egypte. Le remplacement s’est fait très vite par des Egyptiens dont Nasser ne voulait pas. C’était généralement des frères musulmans qui sortaient de prison, voire des chômeurs. Il a envoyé des bateaux d’arabisants qui a permis dans ces années là, 1965-66, de développer l’arabisation. Taleb Ibrahimi qui est un médecin francophone a été un défenseur acharné de cette politique à la hussarde, rapide et volontaire.. 

Soixante après, quelles conclusions peut-on tirer des Accords d’Evian? 

Les accords d’Evian ont été une sorte de cache sexe qui a occulté les enjeux de pouvoirs et les arrières pensées des uns et des autres. Cela n’a pas permis que les choses se construisent de manière sereine. C’est la fin de la guerre qui a accéléré les contradictions. De Gaulle a été lui-même mis en difficulté.Il a subi plusieurs attentats et un putsch. Il a été presque mis en minorité politique. Il voulait construire une France nucléaire qui retrouve sa place dans le concert des nations. Il fallait se débarrasser du dernier boulet. Les protocoles des accords avaient été sérieusement travaillés par les membres de l’Exécutif provisoire algérien mais dans le même temps la lutte pour le pouvoir était engagée par des clans. Il y a eu une grosse crise avec des affrontements entre ceux qui se battaient ensemble contre le colonialisme. Cela a débouché sur une prise de pouvoir par l’état-major, c’est-à-dire l’armée des frontières, qui représentait la force motrice de la paysannerie pauvre. Ce n’est pas l’évolution qu’on pouvait imaginer de ce que devait être l’Algérie. Il y a eu pourtant dans la transition avec l’Exécutif provisoire quelque chose qui aurait pu préfigurer une Algérie ouverte, plurielle, méditerranéenne. Dans ce gouvernement provisoire, il y avait des hommes qui étaient de l’entre-deux comme Roth, Koenig, Farès, Mostefaï, Benteftifa, Cheikh Bayoud, Farès  .C’était des personnalités reconnues, compétentes et ouvertes au dialogue.Tous étaient de vrais hommes d’Etat qui avaient le souci de la chose publique. Même s’ils ont eu des conflits, des désaccords, des frictions entre-eux, ils avaient une vision pour le développement du pays Ils étaient engagés pour que les différentes populations puissent vivre en commun. On pouvait penser qu’ils auraient pu construire les bases d’un Etat pluriel, garant des libertés, mais le rapport de forces était ailleurs. Ils n’ont pas eu les moyens de la gestion sécuritaire. Les membres de l’Exécutif n’avaient pas non plus de base sociale. Il y avait d’une certaine façon une inéluctabilité dans cette évolution. Ce qui a été prévu comme passage vers un processus constituant, qui aurait abouti à une constitution sans discrimination de race ou de religion, a été raté. De fait les accords d’Evian ne sont apparus que comme couverture d’une prise de pouvoir par la force des armes. Ils ont certes permis la « paix », mais ils ont été, d’une certaine façon, vidés de leurs sens. Le pouvoir militaire qui s’est installé en 65 ne s’est pas soucié de leur application ou effectivité. Du côté français, certains les voyaient comme la continuation d’une politique néo-coloniale. L’orientation de la politique algérienne vers les pays socialistes et arabes a remis en cause ce qui restait de spécifique dans la coopération culturelle et scientifique. On ne peut dire si le bilan est négatif ou positif. Il faut plutôt observer quelle évolution a suivi le pays, et saisir et mesurer ce qui fonde aujourd’hui les rapports franco-algériens.De manière générale, ces rapports qui restent erratiques, voire conflictuels parfois ne se sont pas pourtant banalisés.

Entretien téléphonique réalisé par Nasser Mabrouk