Sociologue spécialiste des mouvements sociaux, Nacer Djabi a collaboré, pendant plus de 30 ans, au CREAD (centre de recherche en économie appliqué pour le développement) en tant qu’enseignant-chercheur. Son dernier ouvrage, « Les syndicats en Algérie, histoire, état des lieux et scénarios », a été publié à la fin de l’année 2019 avec le concours de la fondation allemande Friedrich Ebert d’Alger. Pour dzairworld.com, l’intellectuel algérien a accepté d’analyser le mouvement du Hirak et de revenir sur l’élection présidentielle d’Abdelmadjid Tebboune.

Le Hirak est en stand-by depuis plusieurs mois malgré un léger frémissement ces derniers jours. Le Covid-19 a-t-il signé son arrêt de mort?

Nacer Djabi : Je ne le crois pas. Il faut bien sûr attendre de voir comment cela va se passer. Je pense que les Algériens sont unanimes pour dire que leurs revendications n’ont pas été satisfaites. Ils sont sortis en février 2019 pour beaucoup de choses. Pour le changement du système politique, pour plus de libertés, pour une transparence des élections, pour moins de corruption, pour une presse libre, pour une indépendance de la justice… On a ainsi pu bloquer le 5è mandat (ndlr, le Président sortant Abdelaziz Bouteflika souhaitait se représenter pour la 5ème fois à la présidence de la république). On a eu des petits changements au niveau des moeurs mais le gros reste tel qu’il était. Le Hirak ne peut donc pas être satisfait de la situation actuelle, ni du 12/12 (l’élection d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la république).Les Algériens vont donc essayer de reprendre après le Covid-19. Les choses ont changé depuis mars 2020. On a eu des élections présidentielles. On a le projet de constitution présenté par le Président de la république. On a une situation socio-économique plus difficile que précédemment. Ils attendent pour adapter leur mouvement avec les nouvelles données.

Est ce que le slogan « Yetnahaw ga’ » (« Qu’ils partent tous ») est-il encore d’actualité?

Je n’ai jamais été d’accord avec ce slogan.Il a été lancé par un jeune algérien dans des considérations très spécifiques.L’essentiel de ce slogan, c’est un changement radical du personnel politique et du mode de fonctionnement des institutions.C’est ce que veut le mouvement. Jusqu’à présent, on n’a pas d’institutions. On n’a jamais vu le parlement algérien prendre position ou proposer des choses. C’est pareil pour le gouvernement. Les Algériens veulent une nouvelle classe politique, des institutions plus crédibles et légitimes, un nouveau fonctionnement de l’Etat parce que le système politique qu’on a eu depuis plusieurs années est devenu un danger pour l’Etat-nation. Quand on a eu un Président de la république qui ne parlait pas pendant 10 ans, qui ne voyageait pas, ne recevait pas et qu’on nous propose un 5è mandat, après 20 ans de pouvoir, c’est un danger. Dans le personnel politique, il y a du mauvais et du bon. Le Hirak n’a pas posé le problème des personnes mais surtout celui du fonctionnement des institutions. « Yetnahaw ga’ » veut dire qu’on ne voulait pas décapiter l’Etat.

Le Président de la république, Abdelmadjid Tebboune dit pourtant vouloir redonner une part de pouvoir au parlement. Etes vous convaincu par son discours?

Je n’y crois pas trop. En 2016, on avait eu les mêmes promesses sous Bouteflika avec les changements de la constitution. Pour arriver à un pouvoir plus crédible, il faut des élections qui produisent un personnel politique crédible et des institutions légitimes. On n’en a pas eu jusqu’à maintenant. Tant qu’on n’a pas cela, on ne peut pas avoir un parlement qui puisse faire quelque chose pour l’Algérie.Le problème reste entier. La base, ce sont les élections. Il faudrait peut être même avant d’aller aux élections qu’on crée une atmosphère pour avoir de grands partis politiques. Les Algériens restent encore très méfiants envers la chose politique, les partis politiques et le fonctionnement des institutions politiques. Il faut leur donner des signes de changement mais pas seulement. Il faut arriver à concrétiser les promesses. 

Vous parliez de méfiance du peuple à l’égard du personnel politque. Est ce pour cette raison que le Hirak a tardé à faire émerger des leaders politiques?

Bien sûr. C’est presque devenu une culture politique nationale.Les Algériens n’ont pas confiance. Ils disent qu’ils ont essayé plusieurs fois de proposer des notes, d’avoir une certaine organisation du Hirak mais la majorité du peuple n’en voulait pas.C’est vieux comme réflexe. On accrédite cette méfiance envers notre classe politique. Le problème se pose au niveau des élections. Même les officiels disent qu’elles sont truquées. Comment peut on avoir des institutions et des représentants politiques sur cette base?

On avance d’ailleurs qu’Abdelmadjid Tebboune aurait été élu avec seulement 8% du corps électoral?

C’est un échec pour Tebboune. Ce n’était pas la meilleure façon de faire des élections pour lui même en tant que Président et pour le système politique. Le Hirak était très conscient. On ne voulait pas d’un Président qui coupe avec la classe politique ancienne. On voulait surtout l’élire d’une manière qui coupe avec l’ancienne méthode.Ce n’était pas la personne qui posait problème. On a eu ce qu’on a eu : des élections avec un taux de participation très faible, 5 ou 6 wilayates où il n’y a pas eu d’élections. Ce n’est pas une situation qui peut produire un Président légitime. 

Pensez vous qu’il va respecter sa promesse de ne faire qu’un seul mandat?

Je ne sais pas. Il a quand même 75 ans. Dans 5 ans, il en aura 80. Il faut voir son état de santé.L’équipe présidentielle est âgée.Ce ne serait pas un bon scénario pour l’Algérie. Je vois Tebboune comme un Président de transition même si la période n’est pas déclarée comme telle. S’il fait les choses dans le bon sens et qu’il remet un peu d’ordre, de sérénité, qu’il ouvre le débat. S’il arrive à créer une atmosphère sans forcément avoir des acquis concrets, ce serait une très bonne chose.S’ils sont sages, ils donneront l’espoir aux Algériens d’aller dans le sens d’une certaine concrétisation des grands objectifs du Hirak. Comme par exemple la liberté de la presse. Je ne crois pas que Tebboune fait de bonnes choses dans ce domaine avec ses conférences de presse. C’est très stalinien.La langue de bois est dominante. Il choisit les journalistes qui ne font pas leur travail. La conférence est filmée une journée avant sa diffusion. Ce n’est pas une bonne image pour l’Algérie que cette nouvelle relation entre la presse et le pouvoir politique.

Dans ces rencontres avec la presse. Il a déclaré que la société civile « a un rôle axial dans la prise en charge des problèmes quotidiens » ou qu’il veut une économie « débarrassée de la corruption ». Croyez vous qu’il mettra en application ses promesses?

Je n’y crois pas beaucoup. Le fonctionnement du système n’a pas changé.Les pratiques, les intérêts des uns et des autres sont encore là.Dans le domaine économique, il y a cette présence de la rente, de la gestion bureaucratique.Les fondements sont là. On a un discours qui veut nous faire croire qu’on va vers un changement.Il faut attendre. Il dit que cela ne fait que quelques mois qu’il est en poste et qu’avec le coronavirus il a besoin de plus de temps. Je reste très sceptique.

Entre le 22 février 2019 et la période qui a précédé le Covid-19, le mouvement a-t-il évolué?

Oui, il a évolué. Il est devenu plus organisé. Il y a une auto-organisation extra-ordinaire.On a commencé le mouvement avec un aspect oral. On n’a pas écrit lors de la première marche. Après un certain moment, on a commencé à produire des textes. Les objectifs du Hirak sont devenus plus explicites.Les Algériens se sont donné le mot sur 5 ou 6 points essentiels.On a refusé de tomber dans le jeu du débat idéologique. C’est un grand mouvement pacifique, à l’intérieur du Hirak et avec les forces de l’ordre, et populaire. On l’a vu partout dans les grandes villes d’Algérie. On a eu les vendredi, les dimanche en Europe et au Canada, et le mardi avec les étudiants et la population. Le Hirak a su préserver son auto-organisation, son aspect pacifique, national et populaire. C’est un deuxième « novembre » (ndlr, déclenchement de la guerre de libération en 1954).

L’une des forces de ce mouvement est qu’il a su fédérer toutes les composantes de la société, toutes les générations et même la diaspora.Peut on parler de moment unique dans l’histoire du pays? 

C’est la première fois depuis l’indépendance de l’Algérie où on voit un mouvement qui reflète très bien la démographie et la sociologie de toute la société algérienne : des jeunes, des personnes âgées, des familles, des femmes seules, des femmes avec ou sans hijab, les petites et les grandes villes… La jeunesse ne s’intéressait pas avant à la chose politique. On a eu des millions de jeunes algériens dans la rue pour dire qu’ils s’intéressaient au sort de leur pays, qu’ils avaient envie d’aller de l’avant.C’est un mouvement fort de la société algérienne. Je persiste à dire que les tenants du pouvoir politique, les centres de décision ont une opportunité extraordinaire s’ils arrivent à valoriser ce mouvement, à aller dans son sens. C’est une occasion unique dans l’histoire de ce pays. Malheureusement, je pense que le pouvoir ne veut pas aller dans le sens de ce Hirak. On a parfois l’impression, au contraire, qu’il veut le bloquer ou le casser. Le Hirak, c’est une chance pour l’Algérie.

Ce n’est peut être pas une chance pour les décideurs politiques?

Ils ont le choix. Ou bien, ils préfèrent leurs intérêts propres en tant que système politique moribond que les Algériens refusent.Ou bien, ils ouvrent l’Algérie au changement sain et pacifique.On voulait nous faire tomber dans le culturalisme, l’histoire. Tout cela a été dépassé par les Algériens. Il fallait se baser sur ce Hirak pour changer ce système politique algérien et aller vers d’autres formes d’organisation avec la participation des Algériens. 

L’occupation des rues à travers le pays peut-elle s’interpréter comme une volonté populaire de se réapproprier le territoire ?

Oui, les Algériens disaient : « Nous voulons l’indépendance ». Les gens plus politisés disent qu’on a libéré la terre mais qu’on n’a pas libéré le pays. Et la population veut une deuxième indépendance. 

© Sabri Benalycherif

Est ce que le Hirak est un point de non retour et une composante politique incontournable pour tout nouveau pouvoir? 

Assurément. Si les gens qui sont décisionnaires ne comprennent pas cela, on ira au clash. 

L’issue risque d’être violente…

On a les intérêts de petits groupes qui se sont accaparés le pouvoir. On a les intérêts de la grande masse des Algériens. Il faut faire un choix.

Sous quelles formes le mouvement peut il évoluer une fois que la crise sanitaire passée?

Les Algériens ont été très sages pendant toute l’année du Hirak. Parfois, on a eu des provocations de la police.On n’y a pas répondu. On a eu des tendances à l’intérieur ou à l’extérieur du Hirak qui voulaient nous faire entrer dans des débats idéologiques, culturalistes (le chaoui, le kabyle, l’islamiste..). On a débusqué plusieurs mines. Les Algériens ont su préserver, jusqu’aux derniers jours, le mouvement dans ses aspects pacifique, national et populaire. Quand ils ont vu que ce Covid-19 – qui est nouveau pour nous – était est un phénomène sérieux, ils ont décidé de suspendre les marches le plus normalement du monde.Ils se sont dit que le Hirak, ce ne sont pas seulement les marches. Il faut attendre cette pandémie.Les revendications sont restées les mêmes. On peut reprendre facilement après la fin de cette pandémie.

Pensez vous justement que cela reprendra avec la même force?

Je ne sais pas mais j’ai confiance. Tout le monde est d’accord pour dire qu’on n’a pas satisfait nos revendications. On n’a pas eu de changements au niveau du système et du personnel politiques. Ce sont les mêmes visages, les mêmes discours.J’en veux pour preuve ce semblant de débat que le Président organise chaque mois. On n’est pas sorti de l’auberge. Il faut retourner au Hirak pour continuer à faire pression et changer tout le système.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk