Mehdi Charef a publié aux éditions Hors d’atteinte Rue des Pâquerettes et Vivants. Deux ouvrages dans lesquels l’écrivain raconte, à travers le regard d’un enfant d’une dizaine d’années, le quotidien d’une famille algérienne ayant atterri dans le bidonville et la cité de transit de Nanterre au lendemain de l’indépendance de l’Algérie. En attendant la sortie, cet été, du dernier opus* de sa trilogie, le cinéaste de 68 ans a accepté pour dzairworld.com de réouvrir la boite à souvenirs.
A quoi avez-vous pensé quand vous avez su que vous rejoindriez votre père en France ?
Mehdi Charef : Je n’avais pas envie parce que j’avais peur des Français.C’était la guerre en Algérie.Ils nous ignoraient.Ils couraient derrière les bergers dans la montagne et leur tiraient dessus.Ils les tuaient froidement, sans raison. On était des indigènes pour eux. J”ai grandi dans cette colonisation qui a fait que je n’ai pas beaucoup cru en l’être humain plus tard. Je me suis dit : « Ils me font peur et maintenant je vais aller dans leur pays ». En France, j’ai eu très peur. A partir du moment où on a quitté ma grand-mère sur le quai de la gare de Maghnia, j’ai fermé les yeux. Je n’ai pas voulu voir le voyage.Je les ai ouverts trois jours après quand nous sommes arrivés à Marseille. Je n’ai pas de trace du voyage.
Vous êtes arrivés en France juste après l’indépendance de l’Algérie. Quel était le climat dans la société française?
C’était une France paternaliste qui essayait d’être bienveillante parce que la deuxième génération est arrivée d’un seul coup.Ils étaient un peu désemparés car on n’était pas envisagés. Ils venaient juste de donner le droit à nos pères de nous faire venir. Il n’y avait pas de logement pour nous.Tout cela un enfant de 8 ans le sait dans sa tête. Pendant des années, cela ne m’a jamais quitté. On s’y est fait. Mon père travaillait, et on mangeait.En Algérie, on faisait partie de ces indigènes. Ma mère avait honte que ses enfants aient faim.Elle a choisi l’immigration. Elle a demandé à mon père d’y aller. Elle lui a même dit que si elle devait ne plus le revoir, il devait quand même le faire.
Votre mère avait-elle compris que votre père vous offrirait des conditions sociales un peu meilleures?
Les mères étaient comme cela. Elles voulaient que leurs enfants aillent à l’école, qu’ils mangent et qu’ils soient propres. Quand ma mère a vu qu’on allait à l’école, elle a commencé à être bien.Une mère, c’est cela.Elle doit faire survivre ses petits. Elle doit aider le père, le soir, en lui préparant son café et son repas. C’est cela son ambition.Pendant 10 ans, on a rêvé de salle de bain. Au bout de 10 ans, on a eu une salle de bain. L’Algérie était loin derrière elle.
Vous écrivez : « Toute sa vie le colonisé garde le colon dans sa tête ». Combien de temps avez-vous gardé ce traumatisme en vous?
Cela m’arrive souvent que dans une journée, les gens me regardent comme les Français nous regardaient comme des indigènes. Quand on a été colon, on se sent tellement puissant d’avoir des gens à ses genoux, qu’on a envie de garder ce sentiment toute sa vie. Etre colon, c’est une forme de résilience.C’est ce qui se passe en ce moment en France. Quand on a eu un vrai logement en 1972, c’était de beaux bâtiments pas très hauts et dans un quartier calme.Il y avait aussi des Français. On était moitié-moitié. Au bout de deux mois, ils sont partis parce qu’ils ne voulaient pas vivre avec des indigènes. Socialement, on les mettait à la même hauteur que nous.
Vous parliez du sentiment de puissance du colon. Comment le colonisé était-il dans sa tête?
Le colonisé continuait à être un indigène. Comme mon père, il ne se battait pas pour apprendre à lire ou écrire.Il n’embêtait pas le patron. Il ne se révoltait pas.Il bossait. Il ne voulait pas de polémique parce qu’il ne se sentait pas chez lui. Les immigrés se sont mis à créer des choses que vers les années 80. Ma génération s’est dit : « tiens, si on parlait un peu ». J’ai écrit le Thé au harem d’Archi Ahmed en 1981. Je n’osais pas le présenter.En 1983, je l’ai donné. C’était l’époque de la Marche des Beurs. On a voulu montrer qu’on savait écrire ou faire de la musique. On disait qu’on n’était pas contents. Ce n’était pas parce que je n’étais pas dans un pays qui n’était pas le mien que je ne devais pas parler.
Vous souvenez-vous de la première image que vous avez eue quand vous êtes arrivé dans le bidonville de Nanterre?
Mon oncle, qui nous avait reçus, habitait dans une cité HLM (ndlr, habitation à loyer modéré).Il avait un F3 ou un F4. On avait vu beaucoup de familles algériennes. On a cru que ce serait pareil. Ce qui m’a fait mal, c’est qu’on a traversé deux cités hlm avec nos valises. Je me disais à chaque fois : « c’est là ». On a marché, et puis plus rien. Il n’y avait plus de bâtiment. Un terrain vague. J’ai vu des baraques toutes basses.Je n’avais jamais vu de bidonville. C’était en novembre. Il faisait gris et froid ce jour-là. C’était le soir. C’était comme une humiliation. On avait marché dans la boue et sali nos chaussures pour entrer chez nous, pousser une porte où il n’y avait pas de serrure. Il n’y avait pas de chauffage.Ma mère a demandé où était l’eau.Mon père lui a dit : « barra » (« dehors »). C’était le robinet pour tout le bidonville.Elle avait gardé ses valises à la main. Elle ne voulait pas les lâcher. Elle lui a dit : « bayt el lma » (« les toilettes »). Il a eu honte en lui disant de nouveau : « barra ». Ensuite, elle lui a demandé : « dhaw » (« la lumière »). Il a couru. Il y avait un bout de plastique qui dépassait du plafond.Il l’a tiré et une petite lampe s’est allumée. Par terre, ce n’était pas du lino ou du carrelage. C’était des cailloux.Elle a réfléchi. Elle lui a demandé où dormiraient les enfants. On l’a suivie dans un coin où il y avait 3 lits superposés.Il n’y avait pas de sommier. C’était des grillages comme paillasses. Elle s’est assise sur le lit le plus bas, a posé ses affaires, et nous a dit d’enlever nos chaussures. Cela voulait dire qu’on restait.Moi, j’avais envie qu’on se tire (rires).On y est resté 10 ans. En Algérie, on avait un gourbi mais la misère ne se voyait pas. Au bout de deux jours, on a été inscrits à l’école des Pâquerettes (ndlr, un quartier de Nanterre). On a commencé petit à petit à parler le français.Et puis un jour on s’est rendu compte qu’on parlait français à la maison.
Dans le livre, votre mère vous reproche de poser trop de questions. Était-ce de la curiosité ou un besoin d’être rassuré?
C’était un besoin d’être rassuré. C’était comme si je disais: « dites moi ce qui va se passer après ». Car le père n’est rassurant que dans une chose. Il nous a appris que par le travail, on pouvait s’en sortir. C’est tout ce qu’il pouvait donner. Avant qu’on arrive, mon père a travaillé 10 ans. Puis est arrivée l’indépendance. On était contents et fiers. Après avoir fêté l’indépendance, lui et ses amis sont revenus au boulot.Le gouvernement français leur a dit que dorénavant ils étaient Algériens. Ce qu’il avait cotisé pendant 10 ans pour sa retraite ne comptait plus. Il ne serait pas payé. Cela voulait dire qu’il recommençait à zéro. On ne pouvait rien dire parce qu’on n’était pas chez nous. On lui avait volé 10 ans de retraite.Moi, j’étais malheureux.Mon père touche 800 euros alors qu’il aurait pu en toucher 1200. Il n’y pas que lui. C’est terrible. Les Algériens ne le savent pas en Algérie. Ils n’en ont rien à cirer de nos histoires.
Petit, vous aviez le goût du rêve et de la solitude. A tel point que vous parliez aux escargots.Quand on vit dans un tel environnement, est ce que la rêverie permet de mieux tenir le coup?
Moi, c’est l’art. Je l’ai découvert assez tôt dans les livres d’école, et quand je visitais des musées. Nous autres Algériens, on est très doués pour le conte parce que nos mamans étaient des conteuses.Elles nous racontaient beaucoup d’histoires. On les visualisait en images.On a beaucoup de nos mères en nous. Une femme est très près de ses enfants. Elle nous a appris par des contes, par des rires aussi qu’on pouvait s’en sortir comme cela. C’est la mère qui l’a amené vers l’art sans s’en rendre compte. Il ne comprend pas qu’elle avait quelque chose dans sa façon de parler, de marcher, de chanter. Elle dégage la beauté.Elle ne sait ni lire, ni écrire mais quand elle s’habille, elle aime bien avoir de belles robes, de beaux foulards, du henné.Ça la rend artiste. Parfois, elle se transformait en chanteuse, puis en danseuse.Je crois que l’artiste préférée de tous les Algériens, c’est sa mère.Le père, c’est le mec qui bosse.Il ne voulait pas qu’on le mêle à nos problèmes. Il commençait à 7h30 pour rentrer à 19h30. Beaucoup de pères algériens sont comme cela. Ils donnent beaucoup de responsabilités à leurs épouses tout en pensant qu’elles ne travaillent pas.
Très tôt vous vous passionnez pour l’école. Saviez vous que votre ascension sociale passerait par là?
Oui. On le ressent facilement. On se dit que si mon père avait su lire et écrire, il aurait été plombier ou serrurier.Un métier où il fallait calculer, compter, écrire. Depuis le temps qu’il est là, il serait devenu chef comme celui de mon père qui savait lire et écrire.C’était un Algérien. Et puis, l’école nous permet de communiquer, de comprendre les films. On lisait des bandes dessinées. Cela nous donnait de la hauteur. On avait moins peur d’aller dans la rue car on savait lire les plaques. Quand on lâchait mon père et ses copains pour qu’ils aillent à l’ambassade d’Algérie, ils ne savaient pas à quel métro descendre.Ils nous disaient alors de les accompagner.On ne voulait pas que cela nous arrive plus tard.
Enfant, vous avez beaucoup aimé l’écriture. Qu’est ce qui vous plaisait dans cette pratique ?
J’ai dû me battre pendant les deux années qui ont suivi mon arrivée en France. Je lisais beaucoup dans la bibliothèque pour apprendre certaines expressions. Je me disais que j’arrivais à faire comme les Français, à être à leur hauteur. Je ne voulais plus qu’on me pense comme un indigène. Je voulais montrer que sans avoir la peau blanche, on avait des choses à dire. Qu’on pouvait s’élever et évoluer.On voulait quitter la place où on voulait nous loger pour toute notre vie. Un jour, un prof nous a dit d’écrire deux pages sur ce qu’on voulait faire.On était 24. Quand il est arrivé aux 3 derniers, je me suis dit qu’il m’avait oublié. C’était les trois meilleurs. J’aurais bien aimé qu’il me dise ce qu’il en pense. Et puis il m’a appelé, j’ai fait semblant de ne pas pleurer. Je me suis levé parce qu’à l’époque on se levait. Ce prof m’a parlé en me disant qu’il fallait que je fasse plus d’efforts pour écrire. J’ai été récompensé parce que j’ai eu des professeurs qui m’ont aidé.En seconde, j’ai eu un prix de français. Je me suis demandé comment j’avais fait. J’ai dû avoir très peur de quelque chose, d’être pris pour un ignorant.Je me suis retrouvé sur l’estrade avec comme cadeau un dictionnaire et un prix dans un beau papier cadeau.
A cette époque, vous avez découvert les séries télé et le cinéma. Est-ce à ce moment-là que la vocation de cinéaste est née ?
J’avais l’impression que l’image était plus facile que les mots.J’écrivais des courts-métrages, des histoires courtes. Et après, je visualisais comme si c’était intime. Petit à petit, je me suis mis à écrire plus long. C’est comme cela que j’ai écrit, sans m’en rendre compte, le Thé au harem d’Archi Ahmed.J’ai mis du temps à l’écrire parce que pendant une année ou deux je n’écrivais pas. Je me disais que ce n’était ni mon milieu, ni mon univers. Le Directeur de l’école avait bien dit, quand on est arrivés en France, qu’on venait pour remplacer nos parents.Il nous faisait visiter des usines à 13 ou 14 ans. Voilà ce que vous serez quand vous aurez votre diplôme.J’ai alors compris qu’on nous avait fait venir en France non pas pour faire plaisir à nos papas mais pour les remplacer. C’était très dur.
C’était une forme de conditionnement…
Ils le faisaient aussi aux Français. Au lycée de Courbevoie, j’étais le seul arabe de la classe. Ils nous disaient qu’on irait bosser en usine. Je me suis trouvé en usine pendant 14 ans parce qu’il fallait aider mon père à subvenir à nos besoins.Ma mère me disait : « akra mleh bah tehawoune bak » (« travaille bien à l’école pour aider ton père »).Je me devais de le faire. Cela faisait partie de nos traditions. Quand tu peux aider ton père avant le mariage, il faut l’aider. Il fallait que je travaille pour que mes 3 frères et mes 3 soeurs continuent à aller à l’école.Je l’ai fait jusqu’à ce que je rencontre mon épouse, à 28 ans.
Avec du recul quels souvenirs gardez vous du bidonville?
Même avec les allocations familiales, c’était très dur.On ne gagnait pas assez.Le loyer était de 18 à 20 000 francs par mois. Mes parents étaient très fiers que leur fils travaille. Ils se disaient qu’ils avaient réussi la première étape.J’ai commencé à gagner presque autant que lui alors que je débarquais et qu’il bossait depuis 20 ans. Il était plutôt content même s’il n’en revenait pas.
Vous avez commencé par l’écriture avec le Thé au harem d’Archi Ahmed, puis vous avez réalisé des films avant de reprendre, ces dernières années, la plume.Avez-vous de nouveau des projets dans le cinéma?
Je suis sur l’écriture d’un scénario. Mais avant cela, je finis le troisième volet (ndlr, sortie prévue cet été) sur notre arrivée dans le HLM. Je décris la première fois où on a eu un vrai logement, au 3è étage. Ma mère est rentrée. Elle a regardé les chambres. Elle a vu la salle de bain. Elle a ouvert le robinet. Ma soeur lui a dit que si elle ouvrait de l’autre côté, ce serait de l’eau chaude.Elle a demandé où se chauffait l’eau. On a tourné le bouton rouge. L’eau sortait puis ça a commencé à fumer. Ma mère s’est rincée trois à quatre fois le visage, comme si elle se purifiait enfin. Elle n’arrêtait pas de dire : « lbaraka fil lma, el baraka fil lma » (« L’eau est providence, l’eau est providence »). On touchait les lumières. Il y avait le lino par terre. J’ai appris à mes parents à appuyer sur le bouton de l’ascenseur pour aller au 3ème, et à en descendre.Je me souviens qu’un samedi, mon père m’a demandé de venir avec lui dans le hall de l’immeuble. .Je lui avais appris à écrire son nom. Il y avait toutes les boîtes aux lettres des gens qui habitaient là. Il regardait et cherchait son nom. Il a mis le doigt sur Charef et m’a dit : « c’est ça ». Je lui ai réponds par l’affirmative. Il disait toujours : « un jour j’emmènerai mes enfants en France et on aura un logement. Mon fils travaillera et mes enfants iront à l’école ». Il y était arrivé. J’ai compris qu’il était fier d’avoir réussi.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk