© Crédit photo/ Synecdoche-Artemis Productions-David Koskas

Lucas Belvaux a adapté au cinéma Des Hommes, le livre éponyme de Laurent Mauvignier. Dans son dernier opus, le cinéaste belge y explore la psyché tourmentée et le silence pesant des appelés français à leur retour d’Algérie. Entretien avec réalisateur qui prône la paix des mémoires.

Votre film Des Hommes est tiré du livre éponyme de Laurent Mauvignier. Qu’est ce qui vous a intéressé dans l’idée de le porter à l’écran?

Lucas Belvaux : Je trouvais qu’il y avait un regard singulier sur le récit de la guerre d’Algérie.Benjamin Stora parle d’archipel des mémoires. C’est assez juste en fait. Selon la communauté qui en parle, c’est un récit différent. C’est très compliqué à la fois en Algérie et en France. Je trouvais qu’il y avait dans ce livre une volonté de réconcilier les mémoires.De prendre en compte toutes les paroles, et notamment celle des appelés. Le père de Laurent Mauvignier était revenu très abimé par ce qu’il avait vu, et peut être fait. On ne sait pas très bien. Il a fini, longtemps après, par se suicider. 

Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune souhaitent aller dans ce sens en apaisant les mémoires

Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de crime contre l’humanité. C’était assez courageux de le faire en période électorale car il se mettait à dos une grande partie de la communauté pieds-noirs. Coté Algérie, j’ai l’impression que c’est un peu plus compliqué.Il y a institutionnellement des sujets tabous.Le FLN tire une grande partie de sa légitimité de la guerre d’indépendance. Il y a des sujets qu’il n’a pas envie d’évoquer.

Vous êtes né un peu avant la fin de la guerre d’Algérie. Est ce que c’est une période de l’histoire de France sur laquelle vous vous étiez penchée avant de faire ce film?

J’ai toujours lu des choses dessus. Je ne suis pas un spécialiste. Je me souviens enfant des récits de ceux de la génération de mon père qui en revenaient.J’étais déjà frappé par la complexité de la chose.Je me souviens de deux beaux-frères. L’un para avec le Général Massu. L’autre appelé du contingent.Au moment du putsch d’Alger, ils étaient dans des camps opposés. Il y avait l’angoisse des parents.Cela a été un traumatisme dans la société française.Après, il y avait la gestion du retour et l’état dans lequel ils étaient.Dans les accords d’Evian, il y avait la clause d’amnistie sur les crimes de guerre.Les deux parties s’engageaient à ne pas poursuivre. C’est épouvantable parce que si on ne poursuit pas les coupables, cela n’efface pas pour autant les crimes de guerre.Cela veut dire que tout le monde est coupable collectivement, y compris ceux qui n’ont rien fait.Les vrais coupables n’ont pas été jugés.Encore aujourd’hui, on voit des témoignages terribles d’anciens appelés à qui on a fait peser le poids de fautes qu’ils n’avaient pas commises. La société française est imprégnée de cela. Je pense que du coté algérien, c’est la même chose.Autour des harkis, il y a quelque chose qui n’est pas réglée. On ne peut pas apaiser un conflit s’il n’y a pas une vraie reconnaissance des crimes et des souffrances des deux cotés. En Afrique du Sud, il y a eu une tentative d’aller de l’avant sans fermer les yeux sur ce qui avait été fait. En France et en Algérie, on a fermé les yeux parce que les hommes politiques se protègent.

Tous ces hommes se sont réfugiés des décennies durant dans le silence après avoir vécu les horreurs de la guerre. L’homme s’illusionne-t-il en pensant pouvoir oublier un tel traumatisme?

Je ne crois pas. Je pense que ce silence n’a pas été pour oublier mais pour se protéger et protéger leurs proches. On ne leur a pas posé beaucoup de questions. Les familles avaient tellement peur de ce qu’elles allaient entendre qu’elles préféraient ne pas savoir. La France était en train de se reconstruire après la seconde guerre mondiale. Elle a eu envie de tourner la page tout en sachant qu’il s’était passé des choses. C’était :  » on a torturé mais pas mon fils ». Il y avait aussi le silence des combattants. Quand ils écrivaient des lettres, ils essayaient de rassurer leurs familles.Les soldats les protègent toujours de la peur.Quand ils reviennent, c’est difficile de raconter.Il y a une volonté de ne pas savoir et d’oublier mais le corps somatise.Cela peut ressortir 20 ans après.

« Feu de bois » est le surnom Bernard, joué par Gérard Depardieu. C’est le pestiféré du village.Il est foncièrement méchant depuis sa enfance car sa mère l’humiliait.Tout se joue-t-il avec cette blessure affective maternelle?

Cela rejoint le concept de résilience de Cyrulnik. Celui qui part costaud affectivement pourra plus facilement surmonter le traumatisme.Quand on ne peut pas mettre les mots sur des choses, on ne peut pas les surmonter.Peut être que ceux qui étaient formés intellectuellement avaient une grille de lecture des événements pour surmonter cela plus facilement.Bernard (feu de bois), quand il est jeune, il est plus malin mais il n’a pas les outils d’analyse. Il va avoir une espèce de révélation en Algérie, en découvrant que le monde est beau, qu’il y a d’autres cultures que la sienne. Qu’un paysan algérien n’est pas très éloigné d’un paysan français.Il va s’ouvrir. Quand il se promène dans la ville, il se rend compte que sa grille de lecture est fausse.Il le comprend.En même temps qu’il découvre la beauté du monde, il découvre l’horreur de la guerre.Ce que l’homme peut faire de plus épouvantable. Le tout dans la même humanité. 

Gérard Depardieur et Jean Pierre Darroussin dans le film Des Hommes de Lucas Belvaux .
© Crédit photo/ Synecdoche-Artemis Productions-David Koskas

Vous faites un parallèle entre les violences nazies d’Ouradour-sur-Glane et celles des soldats français en Algérie. Les victimes qui deviennent en quelque sorte des bourreaux. L’homme est-il condamné à porter toute sa vie cette violence subie et à la reproduire à un moment ou à un autre? 

Ce n’est pas moi qui fais ce parallèle. Dans les années 50, on sort de la seconde guerre mondiale. Très vite, ils font le parallèle. Dans la presse et dans les lettres d’appelés, beaucoup font référence à Ouradour Sur Glane. C’est l’image de l’épouvante dans la mémoire collective française et dans le récit national de la deuxième guerre mondiale. Tous les appelés de la guerre d’Algérie ont été enfants de la France occupée par les Nazis.Ils avaient ce souvenir très présents. Ce qu’ils voyaient dans les yeux des enfants Algériens, c’est ce qu’il y avait dans leurs yeux quelques temps auparavant. Ce n’est pas moi qui l’aie inventé. A l’époque, ils en parlent tous. Si on ne fait pas gaffe à la violence ou à la barbarie, on y est condamné. Ce qui permet de corriger l’individu, c’est une conscience collective qu’on est capable de reproduire.C’est la civilisation.C’est notre éducation, notre empathie, notre conscience de l’autre en tant qu’humain.Sa souffrance lui fait mal comme elle nous ferait mal.Etrangement, ce n’est pas un acquis.Je ne crois pas au conflit des civilisations. Il y a un moment où les hommes oublient qu’ils sont civilisés.Dans les guerres, c’est comme si les gens se sentaient autorisés à faire n’importe quoi. Parfois, c’est au sein des familles.

Dans les guerres, il y a aussi l’effet d’entrainement…

Maintenant, il y a le viol comme arme de guerre.On l’a vu en ex-Yougoslavie, en Afrique.Les hommes sont très enclins à utiliser cette arme là quand on les y autorise.J’ai reçu un témoignage de quelqu’un qui a vu le film.Il me parlait de son père qui n’avait jamais parlé. La seule chose qu’il ait dite, c’est qu’il n’avait jamais violé. C’est assez révélateur de ce qui s’y passait.

Sous l’effet de l’alcool, Bernard agresse une famille arabe en lui faisant comprendre qu’elle n’est pas chez elle. Par ailleurs, quand le personnage de Said veut être représentant syndical, on lui fait comprendre qu’il n’est pas le bienvenu. Avez vous le sentiment que l’arabe n’a toujours pas sa place aujourd’hui dans un pays, la France, qui est pourtant le sien?

Bien sûr. C’est le problème de la société française aujourd’hui. Des enfants qui sont nés là, et dont les parents sont nés là, se sentent encore illégitimes.Au pays du droit du sol, c’est quand même invraisemblable. Il y a eu régression. Il y a 25 ans, cela allait vers un mieux.La politique française et des soubresauts internationaux ont fait que tout à coup l’arabe est l’ennemi. C’est plus facile de taper sur les boucs-émissaires que de régler les problèmes sociaux. Le néo-racisme consisterait à dire qu’on n’a pas de problème avec les arabes ou les noirs mais que c’est une question de culture.C’est à dire qu’ils ne sont pas assimilables.

Serait-ce une « zemmourisaiton » des esprits?

Cela a commencé avant lui. Il surfe sur cette vague. La « Lepénisation » des esprits rend possible le discours omniprésent de Zemmour. Cela durcit le discours de la droite classique qui joue avec le feu. On peut aussi se dire que cela ne se traduit pas électoralement. C’est inquiétant mais le Front National ne gagne pas tant que cela dans les urnes.

Marine Le Pen pourrait arriver au pouvoir en France 60 ans après la fin de la guerre d’Algérie. Si cette hypothèse se vérifie, de quoi cette élection serait-elle le nom?

D’une régression terrible et mondiale. On a vu Trump, Boris Johnson, le Brexit. Ce serait un repli. Ce n’est plus du communautarisme. C’est quelque chose qui a à voir avec le clan. Ce serait des pays atomisés. On ne pourrait plus se parler. La démocratie n’existerait plus. Il n’y aurait plus que du conflit. Ils ne croient qu’au rapport de force. Ils sont surtout incapables d’entendre l’autre et de s’intéresser un peu à la contradiction. Elle serait impossible. Cette élection serait le signe de cela. J’ai la faiblesse de croire qu’un sondage n’est pas une élection. Cela nous l’a prouvé avec les Régionales. Les démocraties doivent être apaisées et se parler.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk