© crédit photo/Beihdja Rahal

Beihdja Rahal est une référence dans l’univers de la musique araba-andalouse. Issue de la çanaa (école) d’Alger, l’artiste met un point d’honneur à préserver et transmettre le riche patrimoine national qu’elle a compilé dans ses 27 cd. A deux jours de son concert au Centre culturel algérien de Paris (le 20 mai à 20h30), l’infatigable militante culturelle a accepté de nous parler de sa passion. 

Vous être entrée au conservatoire d’Alger à l’âge de 12 ans. Pourquoi avec choisi la musique arabo-andalouse? 

Beihdja Rahal : C’est un hasard. Je ne rêvais pas de faire de la musique andalouse. Ma mère nous avait inscrits au conservatoire. Elle nous a dit qu’il y avait plusieurs disciplines et que celui qui prendrait la musique andalouse aurait droit à une mandoline. Je l’ai choisie parce que j’allais avoir un instrument personnel. L’amour et la passion pour cette musique sont arrivés des années après.

Vous jouez de la mandoline et de la kwuitra? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce dernier instrument?

La kwuitra, c’est mon instrument avec mes musiciens professionnels. C’est l’emblème de l’orchestre arabo-andalou, et c’est typiquement algérien. Pour mes cours, j’utilise la mandoline parce que les élèves perçoivent mieux les notes. Les mélodies sont aussi facilement reconnaissables. Ce n’est pas évident avec la kwuitra qui a un son et un accord très particuliers.

Qu’apporte-t-elle de plus?

Avec les autres instruments (mandoline, mandole, guitare…), on monte vers les graves. La corde du bas est la plus fine et celle du haut la plus épaisse. Avec la kwuitra, les cordes sont alternées. Cela donne des graves vers le bas et un son de « gargoulette » (bruit de l’eau qui coule d’une jarre).

La première partie de votre carrière s’est passée en Algérie. Diriez-vous que votre musique a évolué depuis votre arrivée sur le sol français en 1992?

Pas la musique que j’interprète. J’essaie de la transmettre telle que mes maitres me l’ont apprise. En revanche, elle a peut-être évolué dans la façon d’être enseignée. J’ai par exemple créé ma propre méthode d’enseignement pour les adultes et pour les enfants. Je donne le cours en direct mais j’enregistre certaines parties que je leur envoie le lendemain. Cela leur sert en tant qu’aide-mémoire dans leur travail et dans leurs révisions. J’écris aussi en phonétique pour ceux qui ne lisent pas ou ne comprennent pas l’arabe. 

Enseignez-vous de manière identique aux adultes et aux enfants?

On n’enseigne pas de la même manière. Les adultes ne viennent parfois que pour le chant. En revanche, j’apprends à l’enfant la méthode principale. C’est une transmission orale en direct avec l’instrument entre les mains, et ce dès le premier cours.

La musique arabo-andalouse est très exigeante en terme de concentration. Comment arrivez-vous à capter l’attention des enfants ?

J’ai des enfants qui viennent au premier cours en pleurant parce que c’est le choix de leur mère qui a toujours rêvé de faire de la musique andalouse. Ils sont réticents car ils ne parlent pas et ne comprennent pas l’arabe. Pour les rassurer, je leur dis d’assister au cours, de voir, de chanter. S’ils ne veulent plus revenir, ils ne reviendront pas. Ils acceptent finalement parce qu’ils sont en sécurité. J’y vais tout doucement. Je leur explique, je leur parle en français, et leur donne la traduction en phonétique. Les premiers temps, on ne fait que chanter. Cela leur plait surtout quand ils commencent à sortir quelques mélodies de leurs instruments. Je n’ai ainsi jamais eu de refus d’un enfant qui ne souhaitait plus revenir. J’ai des adultes que j’ai eu enfant et qui continuent avec moi.

Quelles sont les personnes dans le métier qui ont été une référence pour vous?

J’ai eu des modèles, des références, non pas par la voix ou parce qu’ils étaient connus, mais par leur rigueur. Je pense à Abderrezak Fakhardji et ensuite à Sid Ahmed Serri. Ce sont les derniers maitres de l’école d’Alger.

Vous êtes spécialiste de la nouba çanaa d’Alger. Comment définiriez ce type de musique?

La nouba est une suite de mouvements allant du plus lent au plus rapide. En ce qui concerne l’école d’Alger, elle est constituée de 5 mouvements. Le plus lent, c’est le Mceddar et le plus rapide le Khlass. S’il manque un mouvement, on n’a alors joué qu’une partie de la nouba. La différence avec les autres écoles – le Malouf de Constantine et le Gharnati de Tlemcen – se trouve en majorité dans le rythme. A Alger, nous avons des mesures à quatre temps alors que Constantine et Tlemcen en huit ou seize temps. Il y a aussi l’empreinte de chaque maitre. Concernant le aroubi (Alger), le hawzi (Tlemcen), le mahjouz (Constantine), on parle de trois styles dérivés où des poètes algériens se sont inspirés de la nouba et du Mouwashah andalou (poésie de l’époque arabo-andalouse) pour écrire des textes en arabe parlé.

Cela veut-il dire que le style constantinois ou tlemcenien est plus lent?

Il est différent parce que les mesures sont plus longues. Pour certains, cela semblerait plus difficile à interpréter car avec 8 ou 16 temps, on ne sait pas toujours où placer les temps forts par rapport aux temps faibles. Mais chaque école a ses difficultés.

Que racontent les noubas?

Généralement, ce sont des poèmes d’amour et beaucoup de non-dits.C’est subtil. On décrivait souvent la belle ou l’amante au masculin. On chante l’amour, la nature, les fleurs, les palais, les oiseaux, les jardins. Avec les années, j’ai commencé à lire les ouvrages de tel ou tel poète. J’ai retrouvé plein de textes que l’on chantait. J’ai ainsi pu mettre des noms sur des poésies. J’ai lu l’histoire et la vie, y compris amoureuse, de certaines poétesses comme Wallada Bint el Moustakfi qui a vécu une histoire d’amour très particulière, au 11ème siècle, avec Ibn Zeydoun. Elle organisait des salons littéraires réservés aux femmes. Un jour, il était invité. Ce fût le coup de foudre. Elle qui lui a envoyé un premier poème. Je l’ai chanté dans mon album Poésiades (Cha’riates) qui est un hommage à certaines poétesses. On nous a toujours dit que ces poésies étaient l’œuvre d’anonymes puis de poètes arabo-andalous mais on ne nous a jamais parlé de poétesses alors que beaucoup en ont écrit.

Une des spécificités de cette musique classique algérienne, contrairement à l’européenne, est de mêler le chant et la maitrise d’un instrument… 

C’est très particulier pour nous car ce n’est pas une musique écrite. On ne dissocie jamais le chant de l’instrument. On apprend ensemble alors que pour la musique classique européenne ou pour l’opéra, chaque chose est à part. C’est pour cela que je suis chanteuse et cheffe d’orchestre. Chez les Européens, chacun (chef d’orchestre, musicien, chanteur) a un rôle déterminé. 

Cette singularité nécessite quelles sortes de qualités individuelles pour être un bon professionnel?

Dans une classe de 20 élèves, un seul va peut-être faire carrière en tant qu’interprète vocal ou instrumental. Même si je décèle une personne douée, par rapport aux autres, je ne lui dirai jamais qu’elle a du talent durant les premières années de son apprentissage. Cela ne lui rend pas service. Il faut qu’elle passe par toutes les étapes de la formation. S’il faut 10 ou 15 ans, elle les fera. Personnellement, on ne m’a jamais dit que j’avais une voix particulière. J’ai enregistré mon premier album après 21 ans de pratique. Ça m’a permis de prendre le temps pour avoir des bases bien solides.

On peut dire que c’est une école qui apprend l’humilité.

On apprend l’humilité, la patience, la rigueur, et à ne pas brûler les étapes. Devant le maitre, on reste l’éternel disciple. Il faut se dire qu’on n’est jamais arrivé. On est d’ailleurs tout le temps en formation car c’est un patrimoine tellement vaste et riche. Moi-même, je ne le connais pas en entier.

Comment avez-vous travaillé avec vos cinquante élèves pendant le confinement ?

Personnellement, cela m’a permis de travailler d’autres textes et d’enregistrer des pièces que j’avais reportées à l’époque. Avec mes élèves, j’ai mis en place une nouvelle méthode par Zoom. Cela a duré une année et demie.

Quand vous avez pu vous retrouver après le confinement, l’énergie était-elle la même que pendant les conditions de répétition classique ?

Le bonheur de se retrouver en présentiel était immense. Le cours se déroulait d’une autre manière. D’ailleurs, après le confinement, plus personne ne manquait les cours. En octobre, on devait être encore masqué. J’ai vraiment vu leurs visages, il y a deux mois. Ce n’était pas les personnes que j’imaginais ! 

Est-ce que les masques ont modifié votre façon d’enseigner ou la réception du cours chez les élèves ?

Certainement. J’insiste sur l’articulation et le souffle : où respirer, où s’arrêter. Je ne les voyais pas faire après le confinement alors que sur zoom je leur disais de respirer ici, d’articuler là… Quand on a enlevé les masques, il a fallu reprendre beaucoup de choses. 

Votre association Rythmeharmonie met un point d’honneur à transmettre votre savoir. Avec la mondialisation et la numérisation qui ont tendance à fusionner les identités, est-ce encore plus urgent de préserver ce patrimoine ? 

Il est urgent de le préserver. Que ce soit en Algérie, ou ici (ndlr, en France), certains prennent la liberté de changer les textes ou les mélodies pour que la musique plaise aux jeunes ou aux étrangers. Ils la trouvent trop lente. C’est au contraire de la belle et grande musique. Si elle est bien interprétée, elle plaira. Quand le fado est beau, c’est beau. Cela plait même si on ne comprend pas la langue. J’ai l’impression qu’on fait un complexe par rapport à notre musique. Peut-être qu’on ne nous a pas assez parlé de sa grandeur, de sa richesse, de son histoire. On se dit que pour plaire, il faut la moderniser, la rajeunir. Nous n’avons pas besoin de cela.

Ce serait la « tuer »…

Oui, la « tuer », la dénaturer. J’essaie de la préserver telle quelle. Il n’y a pas de danger pour la numérisation. Le plus urgent est de l’enseigner comme elle est, et de l’enregistrer. J’en suis à mon 27ème album. Tant que j’ai la voix et la force, je continue. C’est ce qui va permettre aux futures générations de transmettre ce patrimoine.

Vous avez déjà signé 27 noubas, un record me semble-t-il?

Dans l’école çanaa, il y a 12 noubas. J’ai enregistré 12 noubas, et ensuite j’ai fait un deuxième tour de 12 noubas. Ce sont en tout 27 cd de noubas. C’est un record en dehors de Sid Ahmed Serri qui a enregistré tout son répertoire. Pour lui, c’était plus pédagogique pour que ses albums servent aux spécialistes. Il ne faut pas oublier qu’il avait entamé ce travail à un âge avancé, la voix était un peu fatiguée.Cela reste une prouesse.

Cela doit être une fierté pour vous en tant que femme car elles se comptent sur les doigts d’une main?

C’est une grande fierté. C’est un honneur de rencontrer des interprètes de musique andalouse en Algérie qui me disent que je suis leur modèle. C’est magnifique de savoir que j’ai encouragé des carrières. Certains enseignants d’associations me confient que tout ce qu’ils apprennent à leurs élèves se fait à partir de mes albums.

Au-delà de votre musique vous représentez aussi l’Algérie quand vous êtes invitée de par le monde. Est-ce important pour vous de laisser votre empreinte visuelle comme ces drapeaux algériens que l’on voit fleurir dans les stades de football?

Ça serait l’idéal.C’est le but. Une fois en Italie, il y avait une immense affiche de moi dans la rue. C’était la première fois que je voyais cela. C’est le rêve de tout chanteur surtout quand il s’agit d’une musique moins connue. Mon bonheur, c’est quand je suis dans un festival et qu’au programme on mette à coté de mon nom « Algérie ». Quelque fois, on rajoute le drapeau. 

L’Algérie s’est dotée d’un superbe Opéra. Les écoles de musique commencent à fleurir un peu partout. Je suppose que cela ne peut que vous réjouir de voir autant de projets ?

Exactement. Petit à petit, des associations ont commencé à se créer dans des petites villes d’Algérie. Par exemple à Mascara, il y en a trois. Il y en aussi à Khenchela, Khemis Miliana, Sétif, Bordj Bou Arreridj alors que la musique andalouse n’y a jamais été enseignée auparavant. C’est une fierté de se dire que chaque petite ville a au moins une association.

Y en a-t-il dans le sud du pays?

Ce n’est pas encore bien développé mais il y en a. On nous dit toujours que c’est une musique citadine ou de bourgeois. Non, c’est une musique algérienne. Quand un Kabyle me dit qu’il ne comprend pas l’arabe et qu’il n’écoute pas l’andalou pour cette raison, je lui dis que cette musique lui appartient comme les musique kabyle, sahraouie, chaouie ou sétifienne m’appartiennent.C’est cette diversité musicale qui fait notre richesse culturelle.

Avez-vous des projets dans ce sens avec le pays?

Pour le moment, non. Dernièrement, en février, nous avons monté un spectacle pour le concours de la fondation Abdelkrim Dali. J’étais membre du jury, et j’ai fait l’ouverture du festival.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk

Pour en savoir plus sur Beihdja Rahal => https://bit.ly/3liHKSA