Abdenour Toumi chercheur en relations internationales

Abdennour Toumi est un spécialiste en relations internationales rattaché au Centre d’Etudes pour le Moyen-Orient d’Ankara (ORSAM). Pour dzairworld.com, l’universitaire algérien analyse le retour de l’Algérie sur le devant de la scène diplomatique régionale et continentale.

L’Algérie s’active de nouveau depuis quelques années sur la scène diplomatique africaine et internationale.Comment expliquez-vous ce retour?

Abdennour TOUMI :Il faut saluer le retour active de la diplomatie algérienne sur la scène internationale et son rôle de leadership sur le plan régional, sous-régional – le monde arabe – et sur le front africain. Il s’inscrit dans la nouvelle doctrine de la diplomatie algérienne menée par le tandem : Abdelmadjid Tebboune et son ministre des Affaires étrangère et de la communauté nationale a l’étranger, Ramtane Lamamra. Ce dernier est un habile diplomate qui maitrise le verbe et l’art de la diplomatie, et notamment les dossiers complexes, voire épineux du continent africain. Cela est lié a son passage auprès de l’Union Africaine en tant que Commissaire pour la paix et de la sécurité. 

En conséquence, ce retour a pu provoquer une sorte de “Hirak diplomatique » après l’arrivée du président Tebboune, en Décembre 2019, et les longs mois de contestation civile pacifique qui ont conduit à la chute du système de l’ex- président Abdelaziz Bouteflika. Ironiquement, c’est sous l’ère Bouteflika que la diplomatie algérienne a connu un déclin inexplicable alors que son âge d’or s’est passé sous le règne de Houari Boumèdiene, avec Bouteflika comme visage de l’Algérie et voix de son Président a l’étranger. Alger était à l’époque la « Mecque » des révolutionnaires. 

Ce « Hirak diplomatique » s’explique aussi par les impératifs liés au désordre mondial causé de l’hégémonie américaine pendant les trois dernières décennies d’une part, et par l’émergence de nouveaux Etats puissants – la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie – sur la scène internationale.

A cela s’ajoutent les récents événements géopolitiques dus a la guerre en Ukraine et dont les répercussions économiques ont bel et bien renforcé le retour de l’Algérie sur la scène africaine et internationale. Ce contexte a favorisé la création de nouveaux axes et zones d’influence avec l’émergence d’ acteurs régionaux qui auront sans doute avoir leur mot a dire dans le nouvel ordre mondial qui se dessine. 

Le rappel de Ramtane Lamamra aux affaires a-t-il coïncidé avec ce regain diplomatique?

Les nouvelles autorités post-Hirak ont bien compris que l’Algérie devait être présente sur la scène régionale et internationale. Elles ont établi une politique étrangère basée sur le principe de l’anticipation et de l’action. Cela s’explique par l’instabilité et l’insécurité qui règnent dans les pays voisins. L’Algérie voit cela comme une menace directe pour sa sécurité nationale.Sur les dossiers libyen et malien – et par extension le Sahel – Alger se positionne comme un acteur déterminant qui prend en compte la stabilité régionale en tant que profondeur stratégique. Ce retour de monsieur Lamamra rejoint donc cette nouvelle optique de la diplomatie algérienne. 

Pourquoi Alger qui était dynamique jusqu’à la fin des années 80 s’est elle endormie ?

On peut plutôt dire qu’elle a fait une longue pause. Cela s’est produit dans les années 90 et les deux premières décennies des années 2000. L’Algérie entrait dans une nouvelle phase de démocratisation et de reformes économiques profondes lancées par le Président Chadli Bendjedid et son cercle réformiste dirigé par Mouloud Hamrouche. Hélas, ce processus a fini par une tragédie politique qui a fait sombrer le pays tout entier dans une spirale de violence politique durant plus de dix ans.Cette décennie a été fatale au processus démocratique et au changement politique pacifique, d’où l’explication du déclin diplomatique de l’Algérie dans les années 90 et sa régression sur le plan international… Notons toutefois que l’Algérie du début du premier mandat de Bouteflika a su utiliser son savoir-faire diplomatique et jouer un rôle important dans les accords d’Alger  – le 12 décembre 2000 – qui ont mis fin à la guerre entre l’Érythrée et l’Éthiopie (1998- 2000).

Les visites récentes en Algérie du Président Erdogan, – qui s’apprête à revenir prochainement – du ministre russe des Affaires étrangères, Serge Lavrov ou d’Emmanuel Macron ne sont elles motivées que par des considérations économiques ?

En effet, le monde est en train de changer, et les cartes de l’ordre international et régional sont en train d’être rebattues.C’est une opportunité historique que l’Algérie doit saisir pour se repositionner comme un Etat fort dans la région. Alger est très sollicité, ces derniers mois, par les puissances régionales – notamment européennes – à cause de la crise énergétique. Il joue la carte du gaz comme un élément déterminant de sa politique étrangère à l’égard des pays de l’Union Européenne. 

Dans quelle mesure la normalisation du Maroc avec l’Etat d’Israel, avec ses développements militaires, influe-t-elle sur l’attitude des dirigeants algériens ?

La “normalisation” du Maroc avec l’Etat colonialiste influe sur toute la région.Le Maroc a planté le dernier clou dans le cercueil de l’Union du Maghreb Arabe (UMA). La décision de Rabat de banaliser ses relations avec l’Etat colonialiste ne pèse pas nécessairement sur le comportement des dirigeants algériens car on ne gouverne pas avec l’attitude mais avec des politiques adaptées avec le contexte, et en ayant une stratégie globale. Cependant, la dynamique du narratif de tensions permanentes entre les deux pays est à un point d’affrontement militaire.Un scénario similaire au conflit Iran-Irak de 1980, orchestré par les ennemis cachés et jurés de l’Algérie, serait suicidaire pour la région. 

Alger revient aussi dans le jeu africain en multipliant les échanges politiques (Ethiopie, Guinée Bissau, Mali, Niger, Mauritanie…) ou économiques (la construction du gazoduc transsaharien, les exportations vers le Sénégal, la Mauritanie ou le Cameroun…). Se dirige-t-on vers une coopération intra-africaine plus intense dans les prochaines années ?

Toute cette mobilité diplomatique exercée par l’Algérie ces derniers mois est, de facto, considérée comme un vrai “Hirak diplomatique” qui l’a réveillée de son long et couteux sommeil qui a ébranlé sa crédibilité sur la scène internationale. Cela dit, cela a poussé les nouveaux dirigeants algériens à se montrer plus agressifs à cause de l’instabilité politique et sécuritaire, à commencer par le Sahel. La stabilité du Sahel commence par celle du Mali .L’Algérie veut d’abord être une force de stabilité et de paix dans la région pour mieux se positionner économiquement. Elle reste fragile non pas à cause de ses richesses naturelles et humaines mais en raison de longues années de corruption et d’une absence de vision économique globale du fait d’une économie non-productive basée sur la rente pétrolière. 

La coopération intra-africaine est impérative notamment avec l’émergence de nouveaux acteurs régionaux et internationaux comme la Chine, la Turquie, la Russie, la Grande Bretagne, les Etats Unis et même l’état colonialiste sur le continent africain. Alger doit se montrer actif et décisif. Le facteur énergétique a tout changé dans les rapports de forces entre la Russie et l’Europe. Dès lors, l’Algérie peut émerger en tant qu’Etat fort à la lumière des variations géopolitiques entre super-puissances régionales et internationales. 

Abdelmadjid Tebboune a laissé entendre que l’Algérie pouvait candidate auprès des BRICS…

L’annonce du Président algérien est logique voire incontournable. D’ailleurs lors d’une conversation téléphonique récente avec Abdelmadjid Tebboune, Vladimir Poutine a annoncé que la Russie allait soutenir la candidature de l’Algérie. Les BRICS sont un pôle économique et géopolitique important sur l’échiquier international. Le pôle Sud souhaite ainsi mettre fin a la domination américaine et à l’unilatéralisme menée par Washington, depuis trois décennies, suite a la dislocation de l’Union Soviétique – en 1991 – qui mit fin à la guerre froide entre le bloc de l’est représenté par la Chine et la Russie – deux membres influents des BRICS  -, et celui de l’ouest constitué des Etats Unies et de l’OTAN. 

La question qui se pose est purement d’ordre économique. Est-ce que l’Algérie est prête à joindre ce bloc dont la majorité de membres ont une croissance économique a deux chiffres? Selon le Dr. Isak Kharchi – économiste à l’université de Chlef – pour que l’Algérie ait un rôle important une fois intégrée aux BRICS, elle a non seulement besoin d’une croissance minium de 5% mais de devenir un pays productif.Autrement, l’Algérie restera juste un marche ouvert aux investisseurs de ces pays membres. Cet impératif économique est indispensable alors qu’Alger a toute une série d’atouts – l’élément démographique, la position géographique d’Etat pivot dans le bassin méditerranéen – qui s’inscrivent dans la trajectoire des BRICS. En somme, géo-politiquement, les pays membres des BRICS vont se réjouir de l’adhésion de l’Algérie qui vient de signer avec le Brésil un accord de coopération militaire. 

Si cela venait à se concrétiser, qu’est ce que cela changerait dans l’histoire de la diplomatie algérienne ?

Cela changerait toute la trajectoire de la diplomatie algérienne en lui offrant la notion d’Etat influent auprès de ses partenaires régionaux et internationaux dans un rapport gagnant-gagnant, et non plus de dominant-dominé. Elle est à un moment charnière de son histoire. Elle est préemptive, active et moins idéologique pour mieux établir une diplomatie économique moins dépendante de la rente pétrolière.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk