©crédit photo/Artissimo

Avocate de formation, Zafira Ouartsi a décidé en l’an 2000 de ne pas intégrer le barreau d’Alger pour se lancer dans l’aventure Artissimo, un hub créatif innovant et pionnier en matière d’industrie culturelle. Pour Dzairworld, la dynamique entrepreneuse a accepté de nous expliquer sa vision d’un écosystème pérenne en Algérie.

Vous avez créé Artissimo en 2000. Pourriez-vous nous parler de ce lieu culturel atypique en Algérie ? 

Zafira Ouartsi : C’est un hub créatif dont la mission consiste à proposer des activités – de la formation, de l’éducation artistique, de la production audiovisuelle, des événements autour de la communication, des projets à impact social – et des services en lien avec les arts et les industries de la culture. La vision d’Artissimo est de faire en sorte que les différentes parties prenantes du secteur culturel puissent être en relation : les artistes avec les opérateurs économiques, les entrepreneurs avec les institutionnels, le grand public avec les artistes. Avec mon équipe, nous aspirons donc à devenir une plateforme d’importance pour que les différents publics nouent des liens avec les esprits créatifs, les opérateurs économiques, les institutionnels, les structures gouvernementales et non gouvernementales dans le but de créer un écosystème solide et viable. 

Sur votre site internet on peut lire que « la transmission des savoirs va bien au-delà de l’apprentissage artistique ». Pourriez-vous développer ? 

Chez Artissimo, nous sommes partisans de l’idée que la transmission des savoirs et la pratique artistique autorisent une plus grande ouverture d’esprit chez les gens. Notre cœur de métier reste l’éducation et la formation, mais derrière se dessine l’objectif de permettre aux différents publics – adulte, enfant, initié, non initié -, de s’ouvrir à l’autre et de transmettre des valeurs de tolérance. Je suis convaincue qu’il faut que cesse cette culture de l’entre-soi. Le pays est resté, pour des raisons multiples et complexes, calfeutré. La vision d’Artissimo, c’est de faire en sorte que les jeunes et les moins jeunes restent curieux de ce que sont et font les autres. Il en va de l’enrichissement moral et économique de notre nation.

En parlant d’ouverture, avez vous noué des collaborations avec des structures similaires en Algérie ou à l’étranger ?

Il n’y a pas de structures similaires à la nôtre. Il y a des similitudes mais pas d’équivalent. Par contre, nous avons noué une multitude de collaborations autour de projets ou d’initiatives. Davantage avec des associations françaises qui avaient un lien avec l’Algérie ou qui voulaient promouvoir des projets artistiques avec le pays. Nous avons aussi pas mal travaillé avec les États-Unis et le monde arabe. Nous commençons à développer des collaborations à l’échelle panafricaine mais cela demeure au stade embryonnaire. 

Concrètement, quelles sont les activités que proposent Artissimo ?

Nous avons des services dédiés par cibles. Nous proposons des ateliers de pratique artistique comme le chant, le piano, la musique, la danse, les arts visuels. C’est l’ADN d’Artissimo depuis son ouverture en 2000. C’est destiné essentiellement au grand public adulte. Pour les enfants, nous avons imaginé des ateliers de culture générale et de créativité artistique. Nous travaillons de plus en plus avec les écoles ainsi qu’avec des institutions et organismes internationaux. D’autre part, nous avons conçu des formations à travers lesquelles nous accompagnons des entrepreneurs culturels. Nous nous sommes souvent rendu compte que les projets d’un grand nombre de nos artistes, ou de personnes porteuses d’idées de création d’entreprises dans le secteur culturel, n’étaient pas viables en raison d’une trop grande méconnaissance de la structuration d’un projet. Nous avons, par conséquent, imaginé tout un parcours qui s’appelle Nouba et qui leur est destiné. Nous travaillons aussi avec des entreprises. Nous intervenons via des parcours de créativité et de pratiques artistiques afin de développer des outils de type « Team Building » qui visent à consolider la cohésion de groupe, la dynamique et l’innovation au sein des équipes. Par ailleurs, nous produisons nos propres contenus audiovisuels pour le web, pour les entreprises ou pour les personnes freelances. 

Vous faisiez allusion au concept de « team building » pour les entreprises. Pourriez-vous nous donner un exemple de prestations de votre catalogue ?

Je peux vous parler du parcours BIG qui consiste à mettre en place un processus de développement du potentiel humain des collaborateurs à travers l’art et des outils de créativité. Il se déploie en trois axes : pratique artistique, rencontres-débats en présence de personnalités aux parcours inspirants et workshop de développement personnel et collectif. L’objectif est d’améliorer la cohésion, la communication, le climat de travail, et d’impulser une dynamique de groupe pour faire face aux multiples défis des collaborateurs et des projets des entreprises. Ce parcours contribue à ouvrir les esprits, à élargir les champs de la connaissance et à sortir des zones de confort en interagissant avec des plasticiens, des musiciens, des comédiens, des écrivains, philosophes, mais aussi des sportifs, des scientifiques… En Algérie, les lieux de culture ne sont pas aussi fréquentés qu’on le voudrait. Nous faisons en sorte que la culture se déplace au sein des entreprises. Cela nous permet de sensibiliser ces personnes et de leur faire bénéficier des bienfaits de l’environnement culturel et de la pratique artistique. Par ce biais, nous créons un environnement plus inclusif dans lequel il y aura de la discussion, de la pratique, du développement personnel, de la créativité. C’est plutôt innovant en Algérie. 

Quels sont les retours de ces entreprises ? 

Pour ce programme, nous avons décidé d’intervenir auprès des sociétés qui ont une culture d’entreprise forte, en particulier celles dont les dirigeants ont la volonté d’engager leurs collaborateurs sur des projets qui se distinguent et qui valorisent la créativité et la part d’humanité qu’il y a en chacun d’eux. C’est un état d’esprit ! 

Pour en revenir à ce volet formation, pensez-vous combler un déficit en la matière ? 

Sur la formation grand public, pour les artistes et les parcours entrepreneuriaux, nous répondons par l’affirmative. Pendant longtemps, nous proposions un large éventail de formations diplômantes et qualifiantes dans le domaine du design graphique, de la décoration intérieure, de la photographie… Nous avons donc mis un terme à cette activité car c’était bien beau de former des gens en décoration intérieure ou en graphisme, mais si derrière ils ne trouvent pas de travail, cela ne sert à rien. Nous avons déplacé nos missions de la formation artistique pour progresser en amont et en aval en vue de réunir les différents acteurs. Nous avons opté pour un mode opératoire en deux étapes. Primo, poser un diagnostic au sujet des lacunes dans l’écosystème. Et secundo, opter pour des solutions visant à les combler tout en gardant en tête le principe d’être viable car nous sommes une entreprise et non pas une fondation. Notre envie, c’est plutôt de combler le besoin lié au développement de l’écosystème. Parfois, les bénéficiaires n’en sont pas forcément conscients. Il y a beaucoup de sensibilisation à faire autour de cela.

Quels sont vos rapports avec les institutions publiques chargées de la culture en Algérie ?

Nous avons cheminé parallèlement sans jamais pour autant cesser d’échanger. Dans la conjoncture actuelle, nous avons le sentiment que les pouvoirs publics portent un intérêt grandissant pour les entreprises du secteur privé, en particulier dans le domaine de la culture et des industries créatives. Nous discutons sur les actions à mener en commun. Il est indubitable qu’il y a une écoute accrue de la part des ministères de la Culture, des Petites et Moyennes Entreprises, de certaines structures comme l’ONDA (Office National des Droits d’Auteurs) qui font partie de l’écosystème. Nous songeons à entrevoir la façon de nous intégrer dans des projets structurants parmi ces acteurs indispensables. L’objectif finalement est de fédérer et de développer le secteur de la culture. 

Y a-t-il un avant et après Hirak* ? 

Le Hirak a d’abord révélé le niveau de créativité des Algériens (rires). Dans le secteur culturel, j’ai l’impression que les initiatives sont mieux organisées. J’observe que les gens savent mieux ce qu’ils veulent et qu’ils avancent avec un plan d’action. Je ne sais pas pour autant s’il y a plus d’initiatives. L’après Hirak, c’est aussi beaucoup d’artistes algériens partis à l’étranger. Ceux qui sont restés au pays ont, à mon sens, une ambition plus affirmée. 

Comment a évolué le milieu de l’art en Algérie sur ces 20 dernières années ? Et comment voyez-vous l’avenir des industries culturelles ? 

Entre le moment où nous avons ouvert et 5 ou 10 ans après, il n’y a eu que des évolutions. Il y a eu des dynamiques qui se sont créées. Par contre, beaucoup de choses se sont éteintes par manque de moyens, de facilitations, de lieux, de maturité du public. Une certaine fatigue s’est aussi emparée des entrepreneurs culturels, parfois en raison d’un manque de dialogue avec les institutions culturelles. Aujourd’hui, la notion d’industrie culturelle commence à être exprimée par le ministère, par les acteurs qui souhaitent développer cette industrie. On invoque souvent la notion, mais on n’a pas encore mis le contenu dedans. Il va falloir que ceux qui prennent en charge cette question comprennent les enjeux de la culture sans faux-fuyants. À partir de là, il y a des décisions à prendre. Il faut qu’il y ait plus d’ouverture, d’échanges, de liberté pour les tournages, d’invitations d’artistes étrangers, de mobilité des artistes algériens ou étrangers, de structures à disposition, de soutien pour les artistes et les esprits créatifs. On ne peut pas parler d’industrie de la culture, si on fait de l’entre-soi. Beaucoup de pratiques doivent changer encore. C’est un processus un peu long. J’ose espérer que l’on est sur la bonne voie.

Vous parlez d’échange, d’ouverture et de mobilité. Pensez-vous que la diaspora peut apporter sa contribution au développement des industries culturelles en Algérie ? 

Je pense que ça doit aller dans les deux sens. La diaspora algérienne peut beaucoup apporter à la culture nationale. En même temps, les artistes et les entrepreneurs algériens ont beaucoup à transmettre à la culture en France. Il y a du vécu et des savoir-faire qui peuvent bénéficier aux deux communautés. Pour moi, l’un ne va pas sans l’autre. 

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk

* Le Hirak est un mouvement populaire, né en 2019, qui réclamait pacifiquement l’instauration d’une démocratie en Algérie et la fin du clientélisme politique.