© Elise Ortiou Campion

Dorothée-Myriam Kellou est journaliste et réalisatrice. A Mansourah, tu nous as séparés est son premier film. Un superbe « documenquête » consacré à son père qui retrouve Mansourah, un village qui fut transformé par l’armée française en camp de regroupement durant la guerre d’Algérie. Dans cette première partie d’entretien, la documentariste revient sur la genèse de son long-métrage et sur l’importance de cette parole archivée.

(1ère Partie)

Qu’est ce qui vous a amenée à vous intéresser à l’histoire de l’Algérie et à celle de votre père?

Dorothée Myriam Kellou : J’ai fait des études de sciences politiques et d’arabe en France. Ensuite, j’ai vécu un an au Caire pour étudier l’arabe, et deux ans en Palestine où j’ai fait un suivi de l’occupation militaire en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza. Puis, j’ai fait des études d’histoire et d’arabe à Washington aux Etats Unis. J’ y ai suivi un cours d’histoire coloniale. Je me suis rendue compte que j’avais orienté mes études et mes voyages pour me rapprocher de l’Algérie, de son histoire et de comprendre en fait celle de mon père, de son village et d’un peuple. C’est mon passage par les Etats Unis qui est l’aboutissement de tout un processus qui m’a permis d’interroger mon père.

Comment avez vous découvert l’existence de ces camps de regroupement d’Algériens organisés par l’armée française?

Mon père a écrit un scénario qui s’appelle « Lettre à mes filles ». Il racontait en quelques lignes l’histoire de son village entouré de barbelés, les regroupements de populations, la manière dont ils ont dû quitter leur village escortés par l’armée française. Du coup, cela m’a interrogée. Quand je lui ai demandé, il m’a dit que c’était l’histoire des regroupements. Il m’a dit cette phrase qui m’a marquée : « c’est le point d’attaque d’une vie brisée par la guerre qui nous a donnés droit à l’errance et à l’émigration ». A partir de là j’ai commencé à faire mes recherches. J’ai lu « Le déracinement » de Pierre Bourdieu et d’Abdelmalek Sayad. C’est le premier ouvrage de chercheurs sur le sujet. Je me suis rendue compte qu’il y avait peu de recherches historiques et d’ écrits des populations qui ont été déplacées. C’est une mémoire qui est important notamment pour l’Algérie rurale qui a été complètement bouleversée par ces déplacements. Elle n’est pas racontée, écrite, transmise. Cela se perd. C’était une nécessité d’aller chercher cela sans passer par la fiction. Il y avait le besoin d’authentifier et de créer des archives y compris pour les générations à venir. Il y avait cette urgence à archiver une parole que je n’avais jamais vue archivée nulle part.

Pourquoi avoir privilégié la forme documentaire pour traiter l’histoire de votre père?

La fiction ne m’intéressait pas. Ce qui manquait c’était la parole vraie, l’émotion de ces personnes qui avaient été déplacées et regroupées, qui avaient vécu l’expérience des camps, de la surveillance militaire, de la restriction, du confinement, du non accès aux terres. Cette histoire de dépossession devait passer par le documentaire. Je cherchais en premier lieu la parole de mon père, de son village, et de manière métaphorique l’Algérie puisque c’est une histoire qui a touché tout un territoire. 

© crédit photo/ Dorothée-Myriam Kellou

Ce documentaire « A Mansourah, tu nous as séparés » relevait-il à la fois de votre désir et de celui de votre père ?

Oui. Il y a aussi l’histoire de la transmission. Mon père est réalisateur. Il a toujours eu ce gout du cinéma. Il n’avait pas réussi à raconter son histoire, à retourner dans son village. Je lui donnais quelque part un support pour qu’il puisse enfin me raconter. De mon coté, je pouvais répondre à des questions comme : « Pourquoi ce silence?, Pourquoi cette non transmission »? « Qu’est ce qui a pu se passer pour qu’il y ait une telle rupture avec un territoire ? ». 

Depuis combien de temps n’était il pas retourné dans son village?

Cela faisait 50 ans qu’il n’était retourné dans son village. L’épisode des regroupements, c’est le point de départ d’un exode rural en masse vers les villes et vers la France. Il y a beaucoup de populations qui sont parties et qui ne sont pas forcément revenues dans ces zones déclarées interdites par l’armée française. 

Votre père parle de cauchemars qu’il fait. Vous en avait il parlé avant de faire ce film? 

Tout ce qu’il raconte dans le film, il ne m’en avait jamais parlé. 

Vous avez donc vu votre père sous un autre jour.

Oui. C’est une découverte et une rencontre. 

© crédit photo/ Dorothée-Myriam Kellou

Il y a aussi cette statue de ce soldat français à Nancy, ville où il a émigré, qui l’a toujours effrayé. Il parle comme s’il vivait encore pendant la guerre d’Algérie. Votre père faisant parler ce soldat dit : « je suis là, je t’ai à l’oeil ». 

Cela raconte beaucoup de cette mémoire qui persiste. La guerre est terminée mais les gens sont encore hantés. Ils ne sont pas sortis de leur terreur d’enfant.Cela a été traumatisant.On en revient au silence.Mon père a évité pendant très longtemps de parler de cette histoire en pensant que cela le protègerait.Cela n’a pas été le cas puisque cela l’a toujours rattrapé. Cette statue qui ressurgit des années après, là où il s’est installé en France, c’est symbolique. Elle est toujours là, et cette mémoire aussi. Il va falloir s’y confronter. 

Votre film montre aussi le rôle fondamental tenu par les femmes pendant la révolution algérienne. Etait-ce important pour vous de les faire parler?

Je n’avais pas une préconception montrant la femme pendant la révolution. Je suis d’abord allée chercher des femmes qui acceptaient de me parler et qui étaient surtout capable de me raconter. J’ai par exemple enregistré une tante mais son témoignage était complètement incohérent. Je n’ai malheureusement pas pu le garder car elle partait dans tous les sens. Elle a aussi vécu sa guerre d’Algérie en préparant à manger aux combattants. Pour le film, je voulais que ce soit des voix ensemble qui racontent l’histoire. Il me fallait des témoignages forts et importants. Au final, j’ai peu de femmes dans le film parce que certaines ne voulaient pas être filmées. D’autres n’avaient pas forcément une capacité à témoigner. J’ai dû faire des choix et garder celles qui étaient les plus fortes à savoir la Poétesse et la Hadja. 

Votre documentaire a-t-il fait l’objet de projections en Algérie?

Oui. Il a fait l’ouverture des rencontres cinématographiques de Béjaia. Cela m’a honorée et fait plaisir. Mon père était présent. Au départ, certains se sont demandés pourquoi ils avaient programmé un film sur la révolution. Ils en avaient ras le bol. C’est après coup que je me suis rendue compte que le film avait touché et intéressé. Il avait beaucoup de sens en plein période du Hirak, avec ce retour de mémoire et ce désir de vérité historique. On m’a dit qu’on n’était pas dans l’histoire officielle mais dans celle qui est intime. Cette dernière nous parle tous. Je l’ai aussi montré aux personnages qui participent au film. Ils ont été touchés. Ils se sont reconnus. C’est un village qui n’est pas connu, dont on ignore l’histoire.Cela leur donne une place dans leur histoire et dans celle de l’Algérie. Pour eux, c’est une pierre. Il y a une fierté et peut être un soulagement. L’un d’eux m’a dit : « je peux peux partir tranquille maintenant.J’ai raconté cet épisode qui m’a tant bouleversé ». 

Peut-on voir ce film comme un début de réponse?

Complètement.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk

Dans la deuxième partie, Dorothée-Myriam Kellou reviendra sur les conséquences aussi bien individuelles que collectives qu’ont provoquées sur la population algérienne ces camps de regroupement.