Léonard Anthony est praticien en hypnose écologique et spécialiste de la fatigue.Pour dzairworld.com, l’auteur de Goodbye fatigue (Overjoy éditions) nous explique pourquoi il faut composer avec sa propre fatigue. 

Peut-on dire que la fatigue est devenue une maladie chronique ?

Léonard Anthony : Si j’enlève la fatigue comme symptôme de certaines pathologies (chroniques, cardiovasculaires, cancéreuses…), le fait de vouloir absolument se débarrasser de la fatigue et de ne jamais l’écouter est un peu le mal du siècle de l’homme moderne.

La fatigue est-elle inéluctable ?

Est-ce que les émotions sont inéluctables ? La question est de toute évidence rhétorique. Vouloir faire de la fatigue un mal absolu est en quelque sorte un symptôme du mal-être de notre société moderne. La fatigue est un sentiment humain qui est profondément lié à notre condition de mammifère. C’est un signal qui nous dit qu’il est temps de ralentir, chose à laquelle Homo numericus, pris dans une course effrénée contre le temps, ne veut en aucun cas accorder de l’attention. La fatigue comme signal d’alerte est donc inéluctable, et c’est une excellente chose. Il nous faut réapprendre à en tenir compte.

Il y a donc de bonnes fatigues

Absolument. La bonne fatigue, c’est celle qui se dissipe quand on arrête un effort. À la fin d’une séance de sport, on s’arrête. On se sent fatigué, mais au bout d’un certain temps, cette fatigue se dissipe. Elle nous aide à nous régénérer et efface les mauvaises fatigues qui sont sous-jacentes.

Qu’est-ce qui explique que les gens ont du mal à s’en débarrasser ?

Ils ne veulent pas en tenir compte. Je dis cela sans jugement car j’ai longtemps été comme eux. On fait comme si la fatigue n’existait pas et de ce fait, elle s’accumule sans cesse. Le vase se remplit et le jour où il déborde, les problèmes commencent. Il peut apparaître un sentiment de lassitude, de déprime.Des pathologies musculo-squelettiques peuvent émerger, voire des troubles digestifs, paradoxalement des insomnies… À force de ne pas écouter sa fatigue, le corps commence à lâcher. Il est très important de lui accorder de la considération, à cette fatigue, pour lui permettre de mieux s’évacuer. C’est la clé.

Être en quelque sorte conscient de sa fatigue…

Oui, être conscient, non pas pour en faire une obsession, mais pour se dire qu’il est temps de faire une pause ou d’agir autrement. Il ne s’agit pas forcément de partir trois semaines en vacances, mais simplement de s’asseoir quinze minutes, de prendre un temps pour respirer. Un chat court dans tous les sens, mais quand il est fatigué, il s’arrête un instant avant de se remettre en mouvement. Les animaux sont intuitivement en contact avec leur fatigue et font des pauses. C’est la première chose à faire pour remédier à la fatigue du quotidien.

Ensuite, il est nécessaire de repérer les sources de fatigue que l’on peut mettre à distance. Nous sommes envahis dans notre quotidien par des sollicitations de toutes parts, et notamment au travers de notre smartphone. Il est la cause de très nombreuses formes de fatigue, aussi bien physiologiques (pathologie du pouce, cervicale…) que mentales. Par exemple, le portable est la porte d’entrée d’une déferlante permanente de mauvaises nouvelles. Ce phénomène que l’on appelle la « fatigue du désastre » est étudié dans certaines universités qui nous apprennent, entre autres, que les informations négatives circulent six fois plus vite que celles qui portent un message « positif ». Il y a aussi une seconde fatigue dite « décisionnelle ». Il faut imaginer que notre capacité à prendre une décision est comme un muscle. Plus on le sollicite dans un court laps de temps, plus il s’épuise. L’industrie numérique récolte en permanence des données sur nous. Nous recevons donc très régulièrement de la publicité ou des informations ciblées censées nous intéresser à l’heure à laquelle nous sommes les plus susceptibles de cliquer et d’acheter. Ces stratégies jouent sur notre capacité à faire des choix et sur cette fatigue décisionnelle. Plus on est conscient que ces sollicitations sont d’importantes sources de fatigue, moins on risque de se faire piéger. Pour s’en prémunir, l’une des choses à faire est de désactiver toutes les notifications sur son smartphone.

Vous abordez l’impact des nouvelles technologies. La nomophobie est un terme qui est apparu ces dernières années. Pourriez-vous l’expliciter ?

Ce mot est apparu pour répondre à une question. Y a-t-il une dépendance au téléphone portable et aux nouvelles technologies ? Beaucoup d’addictologues disent qu’on ne peut pas parler d’addiction car il n’y a pas de sevrage nécessaire quand on éloigne le téléphone. Cependant, des études menées en Afrique du Sud démontrent que cet éloignement provoque chez des adolescents un important sentiment d’agacement, une forme d’irritabilité Il leur faudrait plusieurs jours pour pouvoir être soulagés de ces émotions envahissantes. De mémoire, en Australie, 90 % de la population se disaient inquiets à l’idée de ne pas avoir leur portable à proximité ! Y a-t-il un autre objet dans notre existence avec lequel on a ce rapport ? Aujourd’hui, une bonne partie de notre vie tient dans ce petit rectangle. Nous avons épuisé un certain nombre de nos ressources à force de ne plus les solliciter. Personnellement, je ne retiens plus un seul numéro de téléphone portable. Globalement, cela a déteint sur ma mémoire car je ne fais plus cette gymnastique. De la même manière, nous n’arrivons plus à nous repérer ou à utiliser un plan. Il y a vingt ans, le portable a fait irruption de manière massive dans nos vies. Il nous faut apprendre une hygiène numérique, sinon ce petit objet va littéralement nous épuiser au quotidien, dans tous les sens du terme.

Avec l’irruption de la Covid-19, avez-vous remarqué dans vos consultations une accentuation de la fatigue ?

Nous allons vers la fin des restrictions (ndlr, entretien enregistré avant la levée partielle des restriction), mais on entend en même temps que le nombre de contaminations repart à la hausse, que la Chine reconfine. On a l’impression que cela ne s’arrêtera pas. Ne pas voir la fin du tunnel bloque un axe essentiel qui est la notion de perspective.Une grande fatigue naît de cette lassitude, de ce sentiment d’être figé. Cependant, le premier confinement a aussi été une période intéressante pour beaucoup de gens. Ils se sont rendu compte que leur vie était comparable à celle du hamster dans sa roue et qu’ils s’épuisaient en courant comme des dératés. Pour beaucoup, cela a été un révélateur d’une façon de vivre ubuesque. Ils ont repris contact avec leur fatigue. La Covid-19 a eu cet effet paradoxal : en confinant les êtres humains, on a déconfiné la nature. Nous avons pu, sans effort de volonté, retisser un lien avec l’écologie du vivant en nous interrogeant sur le sens de ce rapport brisé.

Si cette prise de conscience ouvre une dynamique positive, elle est aussi une source de fatigue : celle de questionner le sens de son existence. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne savaient plus où aller. Il fallait les faire se poser en leur expliquant que la révolution n’était pas forcément la solution. Je leur disais de prendre le temps de revenir à ce qui comptait dans leur vie, voire de procéder à des ajustements comme apprendre la théorie de la tangente que j’ai proposée dans mon livre. Apprendre à ne pas se laisser piéger par la fatigue décisionnelle ou à réintégrer l’égoïsme positif.

Vous prônez comme solution la fin du diktat du paraître et le recentrage sur soi-même, en se réancrant dans sa propre réalité et dans l’instant présent. Pouvez-vous développer ?

Dans ce monde en perpétuelle accélération, m’est apparue une confusion entre bien-être et bien-aller. Le numérique, via les réseaux sociaux, a une certaine responsabilité dans les modèles qui sont présentés comme des objectifs à atteindre. Dans le cadre de ma pratique, je vois beaucoup de gens qui voudraient parvenir à être eux, mais en mieux. Il faudrait être parfait sur tous les plans, réussir à méditer, être souple, être en forme à tout prix. Il y a une petite musique qui dit que si je ne fais pas ceci ou cela, je ne pourrais jamais être bien. Cette recherche de perfection est une grande source d’épuisement. Quand une personne me dit : « Je n’arrive pas à lâcher prise », je réponds que c’est une très bonne nouvelle, car, moi non plus, je n’y arrive pas. Les gens sont surpris parce qu’ils savent que j’ai étudié le yoga, la méditation. Je leur propose de faire l’inverse, en étant en prise avec l’intégralité de leur existence. Cette démarche permet de sortir de la focalisation du : « Je n’arrive pas à faire des salutations au soleil. » Pour y arriver, il faut commencer par le commencement : considérer le soleil, son état d’esprit et son corps et la philosophie qu’il y a derrière, au risque de s’épuiser, et d’épuiser, avant même de les avoir explorées, le fruit de ces disciplines qui ont tant à nous offrir. Et pas de panique : si vous n’êtes pas au rendez-vous aujourd’hui, ne vous inquiétez pas, le soleil se lèvera demain, c’est sûr.

Vous expliquez également dans votre livre que l’une des clés est la prise de recul dans les actes du quotidien. Concrètement, comment cela se passe-t-il  ?

Je pense aux femmes et aux mères de famille qui sont beaucoup dans le sacrifice. Elles sont trop souvent dans une situation où il semble n’y avoir d’autre choix que d’être dans une forme de sacerdoce, de s‘oublier pour servir tout le monde (enfants, conjoint, parents, parents du conjoint…). Or, de s’oublier tout le temps et de mettre tout ce qui compte pour soi de côté est à mon avis une erreur. A terme, on finit par le payer et le faire payer à ses proches. La première des choses est de réintégrer ce que j’ai appelé « l’égoïsme positif ». Nous devons cultiver ce qui compte pour nous pour être en meilleure forme. Pour avoir ce sourire qui nous permette d’être en corrélation avec ce que nous avons à faire dans notre quotidien et dans notre existence. L’autre point est que nous sommes pris dans des milliers d’interactions permanentes. Dans des densités humaines (métro, bus, routes embouteillées) qui, à mon sens, ne correspondent pas au mode de vie auquel l’être humain aspire naturellement. Nous ne sommes pas faits pour vivre à dix millions, les uns à côté des autres. Il n’y a plus d’air, d’une certaine façon. Cela crée des sources de tension. On se laisse alors prendre en permanence dans des micro-batailles. Elles sont, à la longue, sources d’épuisement. Par exemple, si on est bousculé dans le métro, il est urgent de considérer l’idée de faire un pas de côté plutôt que de se laisser emporter par une réaction. C’est ce que j’ai appelé « la théorie de la tangente ». On efface ainsi des tensions inutiles et tout un historique qu’on aurait ruminé pendant toute la journée. Cela nous permet de nous économiser, de préserver nos ressources pour être plus présents à ce que nous faisons. Aussi simple que cela puisse paraître, il ne faut pas se tromper : ça s’apprend.

Le télétravail se généralise et fusionne vie privée et vie professionnelle. Est-ce un danger potentiel ?

C’est un vaste débat. Avant la Covid, le télétravail était une revendication d’un certain nombre de salariés en entreprise. Aujourd’hui, c’est plus intégré. Les dirigeants acceptent plus naturellement le télétravail. Après un mouvement extrême vers le télétravail intégral, tout le monde est en train de revenir à un juste milieu. Beaucoup ont compris qu’on ne peut pas toujours travailler à cent pour cent de chez soi sans conséquences. Cela a aussi des désavantages. D’abord, la frontière entre vie privée et professionnelle s’efface complètement. La deuxième chose, c’est que les gens se sont rendu compte que le lien avec leurs collègues était très utile. Cette fameuse machine à café, tant décriée, avait une véritable fonction et permettait de résoudre beaucoup plus facilement des problèmes que des échanges sur Zoom. La virtualisation ne peut pas se substituer à la réalité physique qui constitue une part non négligeable de notre humanité. Par ailleurs, si on a noté que la sédentarisation d’Homo sapiens dans des bureaux entraînait des conséquences sur le mal de dos, les sciatiques…, l’ultra sédentarisation, liée au confinement, n’a fait qu’accentuer le phénomène car même les déplacements au travail disparaissent. Les gens travaillent beaucoup plus devant l’écran et sautent parfois des repas ou mangent très mal, faute d’organisation. Il y a de vrais dangers à épuiser notre corps à force de ne pas le solliciter ou de négliger nos besoins énergétiques (en se remplissant plutôt qu’en se nourrissant). C’est une notion très importante. A terme, je suis optimiste, car je pense que le monde va évoluer dans une bonne direction. Avec ces nouveaux équilibres, de plus en plus de personnes pourront économiser une partie de la fatigue liée aux transports et apprendront à mieux profiter du temps passé en entreprise.

Comment voyez-vous la société dans les vingt prochaines années ?

J’ose espérer que les crises que nous traversons (en dehors de la guerre, évidemment) vont nous éclairer et nous éveiller. Les spécialistes nous disent que ce ne sera pas la dernière pandémie. L’être humain n’a d’autre choix que de comprendre qu’il doit renouer avec sa capacité à percevoir sa propre fatigue, et celle du monde. Nous traversons des murs de brume de plus en plus épais. Nous allons devoir réagir. Et l’humain a cette capacité extraordinaire. C’est pour cela que je m’acharne à évoquer cette question de la fatigue sous tous les angles imaginables, en particulier dans mon dernier ouvrage. Prendre en compte notre propre fatigue, apprendre à nous en libérer, nous permettront de nous en soulager, mais aussi de mieux entendre ce cri sourd d’une planète qui est au bout du rouleau. C’est la porte d’entrée. Nous devons écouter notre fatigue pour entendre celle de la planète. Et cela aura une vertu supplémentaire, celle de nous faire comprendre que nous ne sommes pas des êtres infinis. Nous faisons partie de la nature. Je crois que nous allons, dans les vingt prochaines années, quoi qu’il arrive, devoir entendre cette dimension, pour laisser à nos enfants un monde qui ne soit pas aussi cataclysmique et catastrophique que le prévoient les scientifiques.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk