©crédit photo/Céline Nieszawer

Abdelkrim Saifi est l’auteur de Si j’avais un franc (Anne Carrière, éditions), un roman qui retrace la trajectoire d’une famille algérienne, originaire de Lichana (région de Biskra), qui a trouvé son point d’ancrage dans les frimas du nord de la France, du coté d’Hautmont, au début des années 50. Pour ce premier opus autobiographique, superbement écrit et tout en retenu, l’ancien journaliste du Nouvel Obs et de la Voix du Nord, rend hommage aux sacrifices de ses parents et à ses valeureux immigrés invisibilisés. Entretien avec un passeur de mémoires. 

Avez vous eu des difficultés à raconter votre histoire familiale ?

Abdelkrim Saifi : Oui, cela n’a pas été simple. Que dire, que raconter qui puisse intéresser les lecteurs ? Et puis mon parti-pris a été de témoigner pour ceux et celles qui n’avaient pas voix au chapitre, qui ont vécu une histoire d’exil, qui valait la peine d’être contée. Pour qu’on n’oublie pas. Les immigrés font partie des grands oubliés de l’Histoire. Mais dans mon livre, je raconte les moments difficiles, mais aussi les moments heureux, car il y en avait beaucoup, et le bonheur d’être ensemble. J’ai voulu raconter comment cela se passait dans une famille, presque au jour le jour. 

Qu’est ce qui a déclenché cette envie de narration ?

Mes enfants, à qui je racontais des anecdotes de mon enfance, de ma jeunesse. Et puis cela a mûri. J’ai voulu rendre justice à tous ces personnages, ils sont nombreux dans le livre, et pas seulement les parents, parce que j’ai été témoin de leurs difficultés, voire de leur détresse. Ils sont restés, tous, dignes dans l’adversité. Cela force le respect.

Votre livre retrace aussi l’histoire de l’émigration algérienne. Etait-ce important d’attacher les deux trajectoires?

En effet, on trouve deux trajectoires dans ce roman : celle de la première génération, qui est arrivée en France dans les années 50 et 60, qui a dû émigrer pour des raisons de misère, de guerre, parce qu’ils rêvaient d’un présent plus supportable et d’un meilleur avenir, pour eux et pour leurs enfants. L’autre trajectoire est justement celle des enfants, qui naissent et grandissent dans un pays qui n’est pas le leur au départ, mais qui le devient. Certains appellent cela l’intégration. Cela s’est fait aussi dans des conditions douloureuses pour la plupart…

L’émigration dans le Nord est-elle différente de celles qui ont posé leurs bagages à Paris, Lyon, Marseille ou dans l’Est de la France? Y-a-t- il une spécificité nordiste?

Non, à part le climat (rires), tout se ressemble. Les mêmes causes pour l’exil, le même « accueil », donc la plupart du temps le rejet, le racisme… Tous avaient le même rêve de retour, de construire une maison au bled. On a tous vécu la même chose. La première génération qui s’use à l’usine, sur les chantiers ou dans les mines. Tous ces hommes qui repartaient bien avant l’âge légal de la retraite, mais dans un cercueil… Les mères qui voient grandir leurs enfants, qui leur échappent parfois, ces mères qui ont des rêves qui restent cantonnés dans leur sommeil… 

La dimension sociale affleure tout au long de votre livre. Qu’avez-vous voulu souligner en mettant en avant cette thématique ?

Que nous vivions tous dans les mêmes situations, Français ou Immigrés, que les conditions de travail étaient difficiles pour tout le monde. Mais les immigrés vivaient dans une insécurité permanente, et une sorte de mépris qui les a beaucoup blessés. La génération suivante s’est moins laissée faire, a plus pris la parole. La dimension sociale des immigrés laissait tout le monde indifférent, comme s’il était normal de vivre dans ces conditions…

Vous situez l’apparition du racisme avec les licenciements qui ont frappé la région. Comment la génération de vos parents l’a-t-elle vécu ?

Mal. Parce qu’il existait dans la classe ouvrière une sorte de solidarité qui a volé en éclats quand le chômage est apparu. Les Français avaient peur de perdre leur travail, et craignaient que leurs enfants n’en trouvent pas. Alors beaucoup, pas seulement chez les ouvriers, ont trouvé un bouc émissaire bien commode… Certains parties du monde politique et médiatique ont exploité le filon jusqu’à la nausée ? Cela a beaucoup marqué toutes les générations, les stigmates sont encore là.

Le personnage central du livre est votre père Korichi. De quelle manière s’est-il imposé comme l’une des figures marquantes de la communauté algérienne ?

Parce qu’il était l’un des premiers immigrés arrivés dans la ville, qu’il avait vécu les « galères » de l’exil, dans la solitude, il a décidé qu’il fallait venir en aide à tous ceux qui en avaient besoin. Il organisait les choses, trouver un travail, un logement, pourvoir aux premières dépenses…C’est comme cela qu’il est devenu une figure respectée.

Votre mère est la gardienne des traditions qui vous abreuvait de contes et de sagesses populaires. A-t-elle été à l’origine de votre amour pour les histoires livresques ?

Ah oui ! Elle, qui ne sait ni lire ni écrire, nous a poussés à bien travailler à l’école, à lire. Même dans le dénuement, elle nous donnait quelques francs pour acheter des livres. En racontant les contes et légendes du pays, elle entretenait notre imaginaire, tout en transmettant ses valeurs. Et sa foi bien sûr, qu’elle vivait tranquillement, sans ostentation.

Vous lui accordez une grande place dans le récit. Est-ce un hommage à toutes ces mères silencieuses qui ont autant compté que les pères ?

Bien entendu, et on ne rendra jamais assez justice à toutes ces mères qui ont assuré les fondations dans les familles, qui nous ont fait tenir quoi qu’il leur en a coûté. Elles ont payé le prix fort. Elles ont une place immense dans nos cœurs, et nos cœurs ne sont pas assez grands pour exprimer notre reconnaissance. Oui, c’est mon message dans le livre. Raconter au quotidien comment on tombe, comment on se relève, la tête haute, avec une même joie de vivre qui nous a contaminés, c’est le moindre hommage qu’on doit à nos mères. 

L’enracinement au sein de la société française, et notamment des enfants de la première génération, a-t-elle débuté avec l’achat d’une maison individuelle ?

Non, peu de familles ont acheté une maison. C’est venu avec la génération suivante, en fonction des réussites professionnelles, qui ne sont pas si nombreuses. L’enracinement est venu par la force des choses, en fréquentant l’école, les amis, au travail quand il y en a… C’est un processus lent à la fois de déculturation, et d’acculturation, cela s’est fait de façon parallèle, sans bruit. Mais les déchirements culturels sont là, quoi qu’on en dise…

Les enfants Saifi ont fait de brillantes carrières avec des médecins, un journaliste ou une ancienne secrétaire d’Etat au développement durable. A quoi attribuez-vous cette réussite ?

Je raconte dans le livre que les parents, qui ne savaient ni lire ni écrire, ont fondé de grands espoirs dans l’école. Une sorte d’intuition qui nous a sauvés. L’école, mais aussi des valeurs, de droiture, d’engagement, de solidarité. Quand vous avez cela dans votre besace, vous pouvez avancer. Mais je ne voudrais pas laisser entendre que cela a été simple. Pas du tout. Et puis on voyait à quel point Korichi, le père, s’usait à l’usine. Cela vaccine, les jours où on veut se relâcher…

Avec du recul et l’écriture de l’histoire familiale, quels enseignements tirez-vous de ces 4 décennies d’émigration algérienne ?

Un constat un peu amer. Des dizaines, des centaines de milliers d’Algériens sont venus travailler en France, poussés par la misère vécue dans l’Algérie coloniale, et l’on oublie à quel point cette misère était répandue, mais aussi la hogra qu’ils subissait. Ils sont venus avec l’espoir de repartir dès que possible, avec un pécule qui leur permettrait de rentrer la tête haute. Cela a été rarement le cas… Même s’ils se sont adaptés aux conditions de travail assez éprouvantes, ils ont fini par être usés. La société française manque de reconnaissance pour cela. Aujourd’hui, on ne parle que des problèmes « liés à l’immigration » cela me désole, car dans mon esprit, quand j’entends cela, je ne vois que les personnages que j’ai connu, courageux, fiers et lumineux. La grande question, c’est maintenant les générations suivantes, qui n’ont rien demandé, mais qui continuent de subir. A cette génération, je dis : accrochez-vous, croyez en vos rêves, comme nos pères et nos mères l’ont fait.

Entretien par écrit réalisé par Nasser Mabrouk