Salim Djaferi est acteur et metteur en scène qui vit à Bruxelles. Dans sa pièce de théâtre Koulounisation – qui est à l’affiche jusqu’au 12 mai au théâtre de la Bastille -, le franco-algérien nous embarque dans les méandres de la langue arabe pour mieux interroger le fait colonial. Didactique et subtil, le natif de Seine Saint Denis réussit pour son premier opus théâtral une prestation convaincante. Entretien avec un artiste engagé.

Votre spectacle s’intitule « Koulounisation ». Qu’est ce qui a déclenché votre quête linguistique autour de ce mot ?

Koulounisation, c’est ma première pièce de théâtre mais c’est mon deuxième projet. Le premier s’appelait Sajjada le lien. C’était une performance avec des tapis de prière que j’avais récoltés auprès de musulmans. C’était aussi une manière de m’intéresser à l’Islam et à sa place en Europe. Pour en revenir à la question, je participais à un atelier de théâtre avec Adeline Rosenstein qui est une metteuse en scène qui fait du théâtre documentaire. On devait tenter de représenter des mouvements de résistance. J’ai voulu m’intéresser à la guerre d’Algérie car je n’y connaissais rien. Etant franco-algérien, je n’avais jamais eu de leçon sur cette histoire très française. Du coup, je me suis dit autant lier les deux car je me sentais concerné. J’avais un peu peur de l’aborder de façon trop victimaire. Je pensais qu’il fallait la traiter autrement plutôt que de faire le décompte du nombre de morts, de tortures, d’exactions, d’expropriations…Je me suis rendu compte que cette guerre d’Algérie portait plusieurs noms en France : les événements algériens, la pacification …Cela a été le point de départ. Par la suite, je suis allé en Algérie, de manière indépendante. C’était pendant le Hirak. C’est là bas que j’ai compris que je m’intéressais à cette libération de 130 ans de colonialisme. Je me suis interrogé : « Comment dit-on Colonisation en arabe? ». Avait-on les mots à l’époque et encore aujourd’hui pour s’alerter et dénoncer ce qui s’y passait ? Le spectacle découle de cela. 

Votre quête vous a donc mené en Algérie, qui plus est pendant le Hirak. Est-ce que ce voyage vous a aidé à y voir plus clair ?

A fond. C’est là que j’ai commencé ma recherche. C’était un lieu idéal pour demander aux personnes comment on disait « colonisation » en arabe. J’ai appris qu’on disait « révolution », mot dont je n’avais jamais entendu parler. Il se trouve qu’il y avait aussi une révolution en cours à ce moment là. Il y avait dans la rue un peuple qui était en train de dire que ça n’allait plus. Il y avait des revendications extrêmement légitimes. J’ai participé à ce Hirak. Je me suis senti plus Algérien que jamais.C’était très beau de voir l’Algérie vivante.

Pourquoi le mot « colonisation » est-il si difficile à traduire en arabe ? 

Je ne dirais pas qu’il est difficile à traduire. Dans le spectacle, il y a plusieurs trajectoires. Koulounisation comme dirait ma mère, c’est de l’arabe d’aujourd’hui. Il est pétri de son histoire, parfois violente. Dans le dictionnaire, il y a le mot Isti’mar . Il y a donc une pluralité de mots qui peuvent couvrir différentes histoires ou expériences coloniales. Khaled ne me raconte pas la même chose qu’Adel ou que M Lochon alors que c’est le même mot.

Que comprenez vous de cette polysémie du mot « colonisation» ?   

Féras qui est Palestinien vient quant à lui avec un autre mot qui est Istawtan (tiré de « watan ») ». Il me dit que « watan », c’est son « home », son foyer.Il dit que Istawtan, c’est venir et faire une fausse nation. Il n’a jamais connu la Palestine car son grand-père a été chassé pendant la Nakba (ndlr, Catastrophe en arabe). Il me disait que ce qui est important c’est que le mot soit transparent en étant révélateur du vécu et des réalités des personnes. Quand on dit Koulounisation, il est possible qu’il y ait autant de révolte ou de puissance que derrière Ist’imar. Il y a plein d’autres mots. Le spectacle se termine par la demande faite à ma mère d’expliquer cette réalité à sa tante qui ne parle que l’arabe. Très naturellement, elle me dit : « quand ils étaient là » (« ki Kano hna ») en parlant des Français. Malgré l’oppression et la domination de la langue, il y a eu et il y a encore de la créativité, des gens qui trouvent à résister via le langage. Il n’y a pas qu’un oppresseur qui impose une langue mais des gens qui résistent, qui arrivent à se parler, à se dire les choses d’une autre manière. 

En Algérie, on évoque le terme de « révolution » quand en France on parle de la « guerre d’Algérie ». L’incompréhension mutuelle ne vient-elle pas aussi de cette interprétation différenciée ?

Dans le spectacle, on ne dit pas que c’est de telle ou telle manière que l’on doit en parler. En Algérie, j’entends le mot « révolution ». Quand je rentre en France je parle avec une cousine qui a grandi en Algérie et qui est arabophone. Elle me parle de la « guerre d’Algérie ». Je lui dis qu’il faut la nommer « révolution ». Elle me rétorque qu’elle sait ce que c’est que la « guerre d’Algérie » pour l’avoir vécue. Elle savait ce qu’il y avait derrière.Elle comprenait la même chose que ses interlocuteurs. On pourrait donc l’appeler « guerre d’Algérie » si tout le monde est d’accord avec ce qu’on y met derrière : la violence, l’injustice….C’est une question de transparence. Je pense qu’on progresse. Il y a des historiens français et algériens qui travaillent dessus.

Dans votre spectacle, il y a des non-dits (difficulté à qualifier la colonisation) ou des périphrases  (« ceux qui étaient là »). Qu’est ce que cela révèle de cette histoire algéro-française ?

Cette histoire coloniale est aussi une histoire de mots. Coloniser, c’est imposer une façon de parler. C’est rendre étrangères les langues du pays occupé. C’est changer tout un imaginaire. C’est bouleversant et d’une violence inouïe. C’est également une façon de s’appeler, de nommer l’endroit où on habite. Cette histoire est aussi dans les silences. Comment tait-on les choses?. Cela dit aussi la culpabilité, l’absence de volonté de regarder cette histoire en face. On n’en parle pas assez ou de la bonne manière. 

Dans la psyché des immigrés, il y a un effacement de soi avec les changements de nom (vis à vis de l’administration ou pour trouver du travail). Peut-on dire que 60 ans après l’indépendance de l’Algérie, et malgré les 2 buts de Zidane en finale de Coupe du monde, rien ne semble avoir changé ?

L’histoire crée souvent un passé un peu fantasmé. Quand je vois les images de cette Coupe du monde ou celles de la Marche des beurs, je me dis qu’il aurait pu se passer quelque chose de bien à un moment donné. Une égalité qui dépasse l’histoire coloniale.Ce n’est pas parce que l’Algérie est libérée que les mentalités changent. 130 ans de colonisation, c’est aussi considérer l’autre comme un sous-homme. Cela ne s’est pas effacé avec la révolution. Ce qu’on questionne dans le spectacle, c’est l’intégration républicaine à la française. Que signifie-t-elle si elle induit un changement de nom, un effacement d’identité. Est-ce le prix à payer et pour quelle proposition derrière ?

Sur scène vous campez une sorte de professeur qui fait preuve d’une grande pédagogie pour expliquer cette réalité alambiquée. Etait-ce la meilleure formule selon vous ?

On s’est beaucoup battus contre le coté professeur d’université. Je ne voulais pas établir un rapport entre moi qui sais et le public qui ne sait pas. C’est un rapport très colonial aussi. Quand on fait un pupitre qui ressemble à celui d’un prof d’université, on le détruit. On en joue en le détournant. D’ailleurs, on ne cite aucun universitaire, historien ou sachant mais des personnes qui ont une expérience de la guerre d’Algérie. Elles ont un vrai savoir qui n’est pas reconnu en France. Qui peut mieux m’apprendre à parler de décolonisation que des gens qui en ont eu ou qui en ont encore l’expérience post-coloniale ?

Votre mise en scène est simple mais efficace. Fallait-il cela pour évoquer un sujet aussi complexe ? 

Je ne saurais dire. C’est un sujet qui est tellement abîmé en France que je n’avais pas envie qu’on me reproche des choses fausses ou inventées. Il y a une volonté de transparence.Peut être que cette mise en scène où rien n’est caché est raccord avec cela. Cela ne veut pas dire qu’on n’en joue pas. Sans divulguer le spectacle, à un moment le mensonge apparait. On aussi le droit à la fiction. Moi aussi, j’ai le droit de jouer un personnage ou de mentir. 

Auriez-vous montez la pièce de la même manière si vous étiez resté en France ?

J’imagine que non. Je pense que le fait d’être à l’étranger m’a apporté un recul. Il y a aussi en Belgique une certaine façon d’envisager la création théâtrale.Il y a plus de libertés. On est beaucoup plus enclins à aller chercher notre nécessité. A Liège, on plaçait au même niveau ce qu’on a envie de dire et ce qu’a dit Shakespeare. 

Vous vivez en Belgique qui a colonisé le Congo. Comment l’histoire de la colonisation est-elle abordée dans le plat pays ?

Très mal. Il y a plein de points communs avec la France. C’est  mal abordé à l’école.Il y a un silence absolu. Pourtant, tout le monde est concerné par la colonisation du Congo. La Belgique a été un peu plus maline que la France en libérant les Congolais avant qu’il n’y ait une guerre de libération. 

Comptez-vous présenter votre spectacle au public algérien ?

J’aimerais bien. Le spectacle est tout à fait jouable. Pour l’instant aucun théâtre algérien n’a vu la pièce pour nous programmer. En octobre, nous jouerons pas loin en Tunisie. 

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk