© Elise Ortiou Campion

Dans cette seconde partie d’entretien, Dorothée-Myriam Kellou évoque le traumatisme que constitue l’arrachement à sa terre et les conséquences psychologiques qui en découlent.

(2ème et dernière Partie)

Vous estimez à 3,5 millions de personnes déplacées soit 50 % de la population rurale de l’époque.Diriez vous que cette guerre d’Algérie continue de faire des victimes aujourd’hui?

Oui, surtout quand cela n’est pas raconté. Il y a eu 2 millions de regroupés dans des camps. 1,5 millions ont été forcés de quitter leur habitation. Ils se sont retrouvés dans des bidonvilles, en situation d’errance à chercher un nouvel ancrage. Comment faire pour se réancrer dans un lieu qui n’a pas de lien avec l’histoire de ses ancêtres? Cela a été une rupture profonde et compliquée. Cette guerre a fait beaucoup de dégâts. Le fait de ne pas en parler n’aide pas à la reconstruction de ce pays.C’est pourtant un sujet fondamental. La majorité de l’Algérie était rurale à l’époque. Aujourd’hui, c’est l’inverse.Cette ancrage rurale s’est un peu perdu. C’est un peu la fin de cette identité paysanne historique algérienne.

Comment expliquez vous le silence des autorités française et algérienne sur ce pan de l’histoire?

Cela reste une interrogation pour moi. Du coté français, il y a le déni de la guerre, de la colonisation, des crimes coloniaux. Quand cette histoire de camps de regroupement a fait scandale dans la presse française, en 1959 avec le rapport de Michel Rocard , il y a eu cette comparaison avec les camps de concentration. C’est un tabou pour la France. Très vite, le gouvernement a expliqué que ces populations allaient être mieux logées en ayant accès à l’eau, à l’électricité, à l’école, au dispensaire.…Tous ces discours sur ces camps et sur les déplacements ont contribué à effacer une réalité. En ce qui concerne l’Algérie, l’histoire officielle s’est construite sur un récit national de libération par le FLN. La place des civils dans cette guerre est minorée et presque ignorée. On a plutôt la figure du moudjahid héroïque que de la femme et de l’enfant dans un camp.C’est moins positif pour construire une nation de parler des camps que de parler du combat et de la victoire face à l’occupant. Tout cela a fabriqué du silence. Il y a aussi le fait que ces populations étaient rurales et analphabètes. Très peu d’entre elles ont écrit leur histoire. Cela empêche aussi une diffusion de cette mémoire. J’ai pu aussi comprendre que c’est une pudeur et une honte que d’avoir vécu cet arrachement. Certains n’osent pas raconter leur histoire. Peut être que comparé à la torture, au viol, à la prison on se dit qu’après tout ils ont été déplacés, leur maison a été détruite mais ils ont survécu.

Pensez vous que certains culpabilisent ?

J’ai ressenti une honte. C’est difficile à comprendre ce qu’implique le déplacement comme destruction d’un univers qui était ancré depuis des siècles. C’était des univers de poésie, de spiritualité, de liens tribaux, d’attachement à la terre, aux ancêtres. Et tout d’un coup tout cela est détruit par le déplacement forcé. Ils se  sont retrouvés dans un camp sans lien avec ce nouveau territoire. On est dans l’ordre du symbolique. Ce n’est pas facile de traduire ce que cela signifie. On est dans l’exil intérieur au pays. C’est difficile à comprendre même s’ils ne sont déplacés que de 15 à 20 km. On peut se dire qu’ils peuvent retourner sur leurs terres. Mais non car il y a quelque chose qui s’est profondément coupé, qui a été détruit, des modes de vies qui ont été bouleversés pendant plusieurs années de camps. On y retourne difficilement.

© crédit photo/ Dorothée-Myriam Kellou

C’est ce que dit un personnage du film quand il prononce cette phrase : « une culture qui ne se défend pas est une culture perdue ».

Il y a de cela. C’est cet esprit là qui n’a pas été défendu et transmis. C’est ce que je cherchais un peu avec ce film.

Ne serait ce pas aussi une forme de honte pour eux par rapport à leurs ancêtres?

Peut être. C’est une question à approfondir. J’ai rencontré une écrivaine qui s’appelle Amina Mekahli. Elle a écrit le livre « Nomades brulants ».C’est un roman fictionnalisé à partir de témoignages de populations nomades regroupées dans des camps. Elle a retrouvé ce même sentiment de honte. C’est de l’ordre de l’innommable. On n’arrive pas à raconter ce bouleversement si soudain.L’armée arrive et en quelques heures on doit tout quitter. C’est quelque chose qu’on ne retrouvera plus. Ce traumatisme est profond. On est arraché à l’histoire de ses ancêtres, à une identité. Comment fait on pour se reconstruire après? Ils étaient aussi sous surveillance de l’armée française donc soumis à un ordre qui était présent et violent. Amina racontait que les gens avaient faim car ils étaient coupés de leurs terres et de leur bétail. Ils en arrivaient à manger ce que l’armée française leur donnait. Ce sont des sentiments de honte qui sont d’autant plus difficiles à exprimer quand l’histoire officielle ne laisse pas de place à ce récit. Je pense qu’il faut être ensemble, dans le collectif, pour raconter. Quand ce sont des individus isolés, c’est difficile. J’ai bien vu dans ma recherche qui a été longue. On ne s’est pas tout de suite livré à moi. Au départ, c’était un discours très lisse. Je n’arrivais pas à l’émotion de ce qu’ils avaient vécu. Cela a pris plusieurs années pour qu’ils se confient plus à moi.

C’est d’ailleurs assez poignant de voir tous ces hommes pleurer dans votre film.

Cela m’a touchée. Je pense qu’ils avaient été mis dans une confiance suffisante pour se laisser aller à leurs souvenirs, à ce que cela signifiait pour eux. C’est un travail que je poursuis avec la préparation d’un document sonore pour France Culture. Je reviens dans le village de mon père. Je vais ensuite près de Bégaya, à Oran, à Bougarra. Je continue à interroger ce que cette mémoire a causé à l’Algérie rurale et contemporaine. C’est un travail qui continue de me poser des questions. C’est presque une responsabilité pour moi de me dire comment cela peut être aussi important et ignoré dans la formation d’un pays. Une famille sur trois en Algérie a forcément un lien avec cette histoire.

© crédit photo/ Dorothée-Myriam Kellou

Diriez vous que l’armée française était consciente des conséquences sur le long terme que provoquerait cette politique de regroupement?

L’officier qui a regroupé dans la région de Mansourah, Georges Buis, a écrit un livre ( « La Grotte »?) où il met en scène un militaire qui regrette cette politique. Il en avait sans doute conscience à cette époque. Quand on déplace des populations et qu’on les coupe de leurs terres, de leurs vivres, de leur histoire et de leur identité, je pense que tout être humain en est conscient. Cela a été insupportable à Michel Rocard qui a écrit ce rapport qui a fuité dans la presse. Après ce scandale, l’armée devait justifier l’utilité de chaque nouveau regroupement. Ils ont cependant continué jusqu’à la fin. Je suppose que l’armée en était consciente mais elle était dans une logique de lutte contre le FLN.

Cela a été à double tranchant pour les militaires français car en affamant ces populations, ils les ont jetées ipso facto dans les bras du FLN.

Tout à fait. C’est certain que cela a eu un contre-effet politique. Dans la majorité des camps, il y avait beaucoup de femmes, d’enfants et vieillards. Les hommes étaient au djebel. Beaucoup apportaient déjà leur aide au FLN. Cela n’a fait que radicaliser les liens. Militairement, et sur le court-terme, c’était efficace car le FLN se retrouvait quasiment sans nourriture et sans accès aux refuges car les villages étaient détruits. C’est pour cela que l’armée française a continué.

Au final, quels enseignements personnels avez-vous tirés de ce film ?

Il ne faut pas avoir peur de chercher, de poser des questions même si c’est douloureux. Je comprends mieux aujourd’hui ce que mon père et ce pays ont pu traverser. J’hérite de cela. Dans ma construction, cela m’a beaucoup aidé. C’est un processus qui libère l’autre et soi-même quand on a des interrogations. C’est d’autant plus beau que c’est une expérience collective. Un film qu’on montre suscite d’autres témoignages.On est venu me parler, me raconter de nouvelles histoires, me sortir de nouveaux documents, des archives, des photos. C’était vertigineux. C’est aussi une chance. C’est un travail qui profite à moi, à mon père et collectivement. C’est la raison pour laquelle je prépare un podcast radio car je me rends compte que c’est énorme

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk