© crédit photo/ Nasser Mabrouk

Abou Leila est le premier long métrage d’Amin Sidi Boumèdienne. Un film que son auteur décrit comme « bâtard » en raison du mélange des genres qui transportent le spectateur dans des univers à la fois réalistes et oniriques. Nous sommes partis à la rencontre de l’Algérois de 37 ans qui nous livre quelques clés de compréhension de son ovni sur pellicule. 

Abou Leila est votre premier long-métrage. Comment le définiriez vous?

Amin Sidi Boumédienne : Sa caractéristique est qu’il est difficile à définir et qu’il a été pensé dans ce sens là. C’est comme un morceau de rock progressif. On peut s’attendre à tout. Il mélange les genres pour créer une atmosphère unique. C’est un film que l’on peut qualifier de « bâtard » d’une certaine façon, mais ça ne l’empêche pas d’être très personnel. Il essaye de mettre en place, je l’espère, des thèses intelligentes et intéressantes. C’est au spectateur de juger le contraire s’il le veut. C’est en même temps un film de pur cinéma à savoir qu’il refuse les diktats du ciné d’auteur, celui d’acteurs qui jouent sans jouer. Il n’a pas peur d’aller dans une émotion forte. D’aller dans quelque chose qui est plus Germanique que Français parce que les références algériennes sont dans tous les cas de figure dans le film. C’est donc un film purement algérien, avec des acteurs algérien, en dialecte algérois, et en tamacheq (langue touareg). C’est en refusant de le classer dans un genre que j’ai pu avoir ce résultat. Ensuite, ça passe ou ça casse.

Est-ce pour cette raison que vous vouliez à l’origine des acteurs non-professionnels afin qu’ils soient moins conditionnés ?

Tout à fait même si ce n’est pas une règle. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de ne jamais aller vers l’évidence. Le plus important est d’avoir une fraicheur. C’est pour ça que c’était dur de penser au début à un acteur comme Lyes Salem. Puis en y réfléchissant, ce qui m’a intéressé avec Lyes, c’était de le faire jouer à contre-emploi. De cette façon il apporte encore plus à l’histoire qu’un non-professionnel. A l’écran, on s’attend à certaines choses et il en amène d’autres car c’est un grand acteur.

Lyes Salem est également réalisateur.Etait-ce  compliqué d’avoir en face de soi un collègue?

Non. C’est la première fois que j’expérimente cela. Cela s’est bien passé car je savais ce que je voulais. Il a par ailleurs parfaitement respecté l’univers dans lequel il s’est intégré. Il m’a vraiment fait confiance. Quand un acteur le fait, cela donne des ailes. Il y a eu une réciprocité qui s ‘est mise en place. Chacun se nourrissait de l’autre. C’est pareil pour Slimane Benouari. C’est quelqu’un qui arrive à faire sortir du lourd.

Pourquoi avoir tourné un film aussi long (2h12)?

Il avait besoin de cette durée pour que je mette tous les éléments que je souhaitais. Il peut paraitre long parce qu’il est exigeant. Je suis contre les films normés. Beaucoup de films américains font 2h30 et personne ne s’en offusque. Ils sont aussi longs car ils sont efficaces. Je vois beaucoup de films qui font 1h45 où je me dis que les réalisateurs auraient dû rajouter une demie heure.

L’histoire du film se déroule dans les années 90 pendant la décennie noire. Pourquoi avoir choisi cette période?

C’est une période qui a marqué mon adolescence et dont il faut parler. On n’en parle pas assez. Les films qui ont été faits l’ont été d’un certain point de vue. C’est quelque chose de très personnel mais j’avais envie de parler de choses plus générales, plus philosophiques. C’est comme ça que je vois la vie et le monde. Je déteste parler d’un sujet en surface ou trop frontalement. On peut continuer à investir ce sujet et offrir son regard selon son style, son vécu et l’âge qu’on avait à cette époque.  C’est un film sur le terrorisme mais cela va bien au delà. Et en allant au delà, paradoxalement, il parle totalement de son sujet. C’est un cercle qui se referme sur lui même. C’est intéressant narrativement. Le film parle d’un enfermement dans une période violente qui ne permettait aucune échappatoire. Sa forme va donc dans ce sens également.

A titre personnel comment avez vous vécu cette « décennie noire »?

Je l’ai vécue aussi bien que mal. J’avais très peur. Le souvenir le plus vivace, c’était de me dire que cela ne s’arrêtera jamais. J’étais enfant. J’ai à peine vécu l’Algérie calme des années 80, et très vite, ça nous est tombé dessus. J’avais 10 ans. A cet âge, on a l’impression que toute la vie sera comme ainsi, avec des barrages, des couvre-feu, des attentats, des images horribles aux infos. Je me suis dit que cette violence était naturelle. J’ai aussi eu beaucoup de chance car je n’ai pas été touché directement.

Le film a été principalement tourné dans le Sahara. Cet endroit vous fascine-t-il?

Comme beaucoup de gens, j’adore le désert. Toute cette mystique. C’est un endroit qui peut être déstabilisant pour certains, mais moi il me fait du bien. On est face à nous même. J’ai aussi toujours été attiré par la musique touareg. Je voulais absolument qu’il y a ait une représentation réaliste des Touaregs et qu’ils parlent en tamacheq. Je trouve génial de faire participer des gens qui n’ont rien à voir avec mon cercle immédiat. Tout cet esprit qui vient du désert algérien. Faut aller tourner dans le Sahara et surtout ne pas aller vers la carte postale sinon on tourne un reportage pour Echourouk TV. Je voulais aussi faire ressortir du désert son coté violent. Quand on construit une histoire autour de la sauvagerie, c’est bien d’utiliser un endroit sauvage.

Le désert, c’est à la fois le calme et la sauvagerie

Exactement.

Un peu comme l’être humain

Complètement. La nature est un reflet de ce que l’on est.

On a l’impression qu’il y a une sorte de dichotomie entre le Nord et le Sud du pays?

Le film pose en effet cette dichotomie entre le Nord et celui du Sud Il y a la violence à Alger alors que dans le sud, elle est quasi inexistante. J’étais un peu obligé d’appuyer sur ces points là pour mieux faire ressortir les thématiques du film, mais ce n’est toutefois pas le thème principal d’Abou Leila. Le sud est davantage un territoire où fuir sous le prétexte de poursuivre quelqu’un.

Est ce que le voyage vers le sud est une forme de catharsis pour le personnage de Boumaza?

C’est forcément une catharsis car il libère ses émotions à travers ses illusions. On n’est pas forcé d’être en face d’une scène de théâtre pour vivre cela. Dans le film, c’est une illusion qui est en même temps bien réelle. Le personnage se libère en s’auto-illusionnant. Avec le personnage de Lotfi (Lyes Salem), c’est encore plus criant car l‘autre est dans sa folie et il a un objectif. Lotfi se force à le croire parce qu’il se ment à lui même. Il veut aussi fuir mais il met du temps à s’en rendre compte et à l’accepter.

Vous soulignez la sensibilité et la fragilité de l’homme. Etait-ce important de les montrer?

C’était très important. Il y a un gros problème de masculinité dans la société algérienne. Peut être au Maghreb en général. Ça n’a d’ailleurs rien à voir, là encore, avec la religion. Les machos n’ont pas attendu d’être musulmans. Parfois, j’en ai un peu marre qu’on me renvoie cette image-là y compris dans les films algériens Je suis Maghrébin. Je n’ai pas été éduqué en Islande. Ma famille est en Algérie. Je suis francophone mais pétri par la culture et les traditions algériennes. Pour autant je suis plutôt sensible.. A un moment donnée on ne peut pas faire des film où tous les hommes sont des salauds. C’est très important pour moi de montrer des hommes maghrébins sensibles parce qu’ils existent. Il y en a énormément.  Ils n’ont pas peur d’exprimer leurs sentiments. Ils sont parfois fragiles. Ils ont plus de mal que les autres à encaisser les chocs. Cela ne sert à rien de faire comme s’ils n’existaient pas. Dans le film, c’est un cas extrême. J’assume. Cela dit, je montre aussi des salauds. L’important est de garder un certain équilibre quand on traite ces sujets-là.

La scène principale se passant dans le Sahara, n’est-ce pas aussi une sorte de parallèle avec le désert intérieur qui peut habiter l’humain?

Oui. C’est se confronter avec soi-même, avec sa propre solitude. Etre réellement seul alors qu’en ville il n’était seul que dans sa tête. Ce vide, je pense que tout Algérien l’a ressenti au fond de lui. Surtout à cette époque là.

Pourquoi la violence apparait-elle surtout vers la fin du film?

L’intention, c’est qu’elle soit inattendue. C’est une métaphore de cette période, celle d’une violence imprévisible. Ce n’est pas pour choquer ou être racoleur. C’est dans l’optique d’une irruption soudaine et assumée de la violence. On ne peut pas faire un film sur une telle violence en montrant une violence édulcorée ou fun. Il fallait que ce soit un truc un peu sec et dur. Etant donné que cela se passe pendant des rêves ou des hallucinations, cela allège. Mais comme les actes commis en rêve s’avèrent par la suite bien réels, la violence paraît rétrospectivement encore plus glaçante. 

La fin du film est un peu déstabilisante. On y perd ses repères. Etait-ce voulu?

C’est toute cette période qui était déstabilisante. Le film retranscrit ce sentiment. On a juste perdu l’habitude d’un cinéma qui ne prend pas tout le temps le spectateur par la main, qui ne soit pas dans une ligne narrative claire et surtout qui ne soit pas là à lui dire que ceci est un rêve, cela est la réalité. Le cinéma est un art dont on exploite rarement toutes les possibilités. L’une d’entre elles est de représenter à l’image et au son les états mentaux des personnages. Dès l’instant où l’on n’a pas compris cela, on ne peut pas comprendre à 100% ce genre de film. Il est normal qu’à la fin du film, on ne sache pas toujours où l’on est. Mais en le revoyant, on le perçoit différemment. Il est beaucoup plus simple que ce que l’on croit. Parce qu’il a une certaine forme, on en déduit qu’il est compliqué et qu’on doit trouver une clef à ce film. C’est le point de vue des personnages au son et à l’image. C’est la projection de ce que pensent les personnages. C’est fait sans transition. En ce sens, il a un coté surréaliste. C’est aussi l’envahissement de l’inconscient du personnage. Il l’envahit, il envahit le territoire et l’écran. Le film épouse son point de vue. C’est l’histoire d’un inconscient qui se forme et plus le film avance plus la frontière est brouillée car elle l’est pour le personnage également.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk