© Crédit Photo/ Farid Izemmour

Peintre auto-didacte depuis plus de 30 ans, Farid Izemmour est un artiste prolifique qui compte à son actif plus de 240 tableaux. Exilé en Suisse depuis le début des années 90, l’Algérois de 59 ans habille ou déshabille – au gré de ses inspirations- la lettre arabe qu’il place au centre de ses projets artistiques. Entretien avec un fractAlgérien.

Pouvez vous présenter votre parcours depuis l’Algérie jusqu’à la Suisse?

Farid Izemmour : J’ai fait mes études primaires à l’école Chazot de Belcourt puis j’ai fréquenté le lycée Hamia de Kouba. Après mon bac, je suis allé à l’université. A cette époque, je voulais être médecin en raison des pressions familiales. J’ai un peu suivi cette voie mais il y avait un esprit auquel je n’adhérais pas. Le badge du médecin ne m’arrangeait pas du tout. Je voulais être un professionnel qui aide les gens de loin sans contact direct avec le patient. J’ai également fait une école d’instrumentiste au CPMC de l’hôpital Mustapha d’Alger, sous la direction du Professeur Allouache. Par la suite, j’ai passé mon service militaire. Une année après être revenu, je n’avais pas décidé de quitter le pays. Je me sentais moralement fatigué à l’époque. J’avais un peu peur de ne pas poursuivre mes études en Algérie. Il me fallait quand même partir à l’étranger. J’ai donc atterri en Suisse le 1 septembre 1990. La première question, qui a été révélatrice, et que je me suis posée quand je suis arrivé à Genève c’était de me dire  : « qu’est ce qu’ils ont de plus que nous? Ils sont créés comme moi. Il ont la même ADN, les mêmes caractéristiques. Qu’est ce qui a fait que ce peuple a avancé et qu’on a stagné ou reculé ? ».J’ai eu le courage de me dire que j’allais me confronter à lui, et lui montrer qui je suis. Je suis devenu un Algérien qui a montré aux autres qu’on n’était pas des sous-développés et des sous-humains. Cela m’a réussi parce que j’avais la capacité de le faire. Je tiens à préciser que je n’ai pas adhéré à une certaine mentalité européenne. J’ai pris chez eux ce qui m’arrangeait et ce dont j’avais besoin, ce qui me manquait pour aller plus haut et être mature.Les Suisses m’ont tout de suite proposé une offre d’emploi.Je ne me suis pas reposé sur mes lauriers. J’ai commencé par faire des formations pour me perfectionner. J’avais un peu peur car je venais d’un pays « sous-développé » mais cela n’a pas été le cas car j’avais reçu une très bonne formation. J’avais une soif d’étude impressionnante. Je me suis dit que c’était la ligne droite qui allait me permettre de récupérer le maximum d’éléments qui allaient me servir dans ma vie.Tout ce que j’ai raté en Algérie, j’ai essayé de le récupérer en un temps record. J’ai appris l’anglais, l’allemand, l’italien, l’arabe parce que j’étais responsable pour le Moyen Orient. J’ai fait des études aux États-Unis (à Orlando) en implantation capillaire. Je suis expert en orthopédie et traumatologie. J’étais fier de mon niveau. Je suis même arrivé a être membre actif dans le musée d’art comptemporain du FRIART qui se trouve dans la région ou je vis.Le directeur de l’époque, M.Michel Ritter, m’a beaucoup aidé. Parallèlement à cela, plus le temps avançait, plus l’idée d’artiste qui était enfouie en moi remontait. J’ai donc décidé de revenir à la peinture mais se posait la question de ce que je devais faire avec la peinture. Comment allais-je m’identifier en tant qu’artiste peintre? Il y avait une certaine confusion chez moi.

Quel métier exerciez vous à l’époque?

J’étais instrumentiste et adjoint chef en salle d’opération. Quand ils ont su que j’avais une formation en orthopédie, ils m’ont poussé à faire plus de stages et de formations. J’ai eu la chance de faire le Association Osteosynthesis (AO). C’est le graal de l’orthopédie traumatologique dans le monde entier. Après onze années et demie de bons et loyaux services, je me suis lancé dans l’industrie. Aujourd’hui, je suis responsable de ventes, consultant et expert en orthopédie traumatologie pour une société qui fabrique des implants chirurgicaux. Je vends et j’assiste les chirurgiens dans les techniques de pose de nos implants. J’ai un troisième volet qui est l’organisation de symposiums ou de congrès sur des thématiques précises comme la biomécanique ou la fracture du coude.

Comment vous est venu cet amour de la peinture?

J’avais décidé un jour de m’inscrire à l’école des Beaux-Arts, à Telemly (quartier d’Alger). J’étais parti à l’improviste une après midi pour discuter avec les artistes. C’était dans les années 75-76. J’étais adolescent. Un certain Mr. Areski Areski est apparu. Il m’a demandé si je voulais quelque chose. Je lui ai dit que j’étais passionné par la peinture et que je voulais apprendre des choses. C’est lui qui a allumé cette passion en moi.Il m’a pris par la main et m’a fait découvrir le lieu. C’était de grands locaux où il y avait des ateliers avec des sculptures. J’ai découvert quelqu’un qui faisait de l’enluminure (dessins autour des calligraphies). Je lui ai dit que je préférais l’écriture calligraphique. Je voulais apprendre. Par contre, j’avais un mur culturel qui était d’apprendre les lois strictes de la calligraphie. Je voulais avoir ma liberté, ma façon d’écrire, mon trait de pinceau. Le but n’était pas de faire une très belle calligraphie. Il m’a accompagné pendant quelques semaines. J’allais toujours chez lui. Il m’a beaucoup parlé de lui et des méthodes de l’art. J’avais dessiné une illustration japonaise que je lui avais montrée. C’était une sorte de Geisha. J’en étais fier. C’était aussi une découverte de ce coté technique que je maitrisais en dessin. J’avais fait un copier-coller au crayon. J’avais pris toutes les lignes de l’écriture japonaise sur ce kimono. Je l’ai finie après trois jours de travail jour et nuit. J’étais acharné de voir le résultat final. C’est cela qui m’a donné un élan. J’ai repris confiance en moi. Quand j’ai annoncé à ma famille, il y a presque 40 ans, que je voulais être un artiste on m’a regardé avec des gros yeux. On vit de la critique, surtout dans notre culture. Elle peut être d’ailleurs sèche ou incompréhensible de la part des parents.


© Crédit Photo/ Marc HELLER

Avez vous finalement intégré l’école des Beaux-Arts?

Je l’ai fréquentée en tant qu’auto-didacte. Je suis un peintre auto-didacte. J’ai reçu une formation « sauvage » par la suite. J’avais beaucoup de temps quand j’ai commencé à travailler en Suisse. Quand j’ai eu les moyens financiers, j’ai ouvert un atelier. Après un an et demi de travail acharné, j’ai fait ma première exposition avec une trentaine de tableaux. C’était en 1992. La clinique privée pour laquelle je travaillais m’a prêté ses locaux. Je n’avais pas de thématique précise. C’était de l’Expressionnisme, du Classicisme, du Dadaïsme, un peu de Picasso, de la calligraphie arabe classique. C’est ma naïveté qui m’a poussé à faire cela. En contrepartie, j’attendais les critiques car en Suisse ils sont très francs et honnêtes. Je voulais montrer ce que j’étais capable de faire. J’avais investi beaucoup d’argent. J’étais heureux comme une puce. Emotionnellement, c’était fort.

Qu’est ce qui déclenche chez vous ce besoin de démarrer une toile?

Le coté blanc de la toile m’irrite et me stresse. J’ai une idée sommaire de la tonalité de mon tableau. Je jette une couleur qui me stimule pour travailler mon projet. Ce dernier se situe sur deux plans: un spirituel, et l’autre axé sur la réflexion.Je travaille essentiellement le chaos et l’ordre. Ce sont des cycles dans nos vies qui sont étroitement liés à ce qu’on est. Après le chaos vient l’ordre, après l’ordre vient le désordre. Les cycles animalier et végétal sont fait comme cela. Je n’ai rien inventé. L’autre versant est le déterminisme et le hasard. Le déterminisme, c’est ce que je décide d’apporter a mon tableau mais il y a cette part de hasard qui vient finalement s’imposer. Ils sont indissociables. Je me demande toujours : qu’est ce que je veux communiquer à travers mon tableau? Au départ, j’avais beaucoup de peine car je trouvais ma calligraphie parlante et en même temps muette.Il y avait un coté émotionnel à l’auto-censure. Je ne voulais pas séduire qui que ce soit mais je mettais l’indexe sur la communication. Des fois, l’artiste a beaucoup de peine à expliquer sa démarche. Il y a toujours un côté que je ne contrôle pas. Pour ma série Fractales, j’ai commencé à faire des recherches sur la fractale car cela m’intriguait. J’ai trouvé qu’il y avait un rapport très étroit avec ma façon de vouloir aller au bout des choses, vers le détail perpétuel et cyclique. Ce sont les fractales qui m’ont ouvert la porte vers ce que j’étais en fin de compte. 

Pourquoi avoir mis la lettre arabe au centre de votre travail?

Je ne suis pas calligraphe. Je suis un peu contesté par la communauté des artistes parce qu’ils ont du mal à accepter la calligraphie dans les tableaux. Je ne peux plus envisager un tableau sans pouvoir intégrer un semblant, une ligne ou quelque chose qui suggère une lettre. Beaucoup de personnes m’ont aussi reproché l’arabe. L’arabe, c’est un peu la peinture émotionnelle pour moi. Non pas par le biais de ma culture ou de mes compétences linguistiques mais parce que je la trouve jolie pour sa rondeur. Quand je regarde cette profondeur, les lignes, les courbes, les entrelacements, je ne le trouve pas ailleurs.

Il y a beaucoup de couleurs qui sont parfois vives dans vos toiles. D’où vous vient cette pour marque de fabrique chatoyante?

Je suis quelqu’un de joyeux. Quand je suis venu en Europe, je voulais être designer en vêtement car j’avais cette faculté de marier les couleurs.J’attire le regard avec cet étalement de couleurs, avec toutes ces nuances. Au niveau de la communication quand vous toquez chez quelqu’un qui n’entend pas, vous toquez plus fort. Vous haussez le ton pour vous faire comprendre. Dans certains tableaux il y a effectivement ce coté : « écoutez ce que j’ai envie de montrer ». Ce n’est pas un cri d’alarme mais de contestation.  

© Crédit Photo/ Farid Izemmour

Quel est le point de départ d’un nouveau projet? 

Je n’arrive pas à l’expliquer. Le premier point, c’est de matérialiser ce qu’on a envie de dire. Le cerveau est en perpétuelle réflexion. On ne peut pas l’arrêter. Des fois, la matérialisation sur un espace bi-dimensionnel est extrêmement compliquée et parfois incompréhensible pour l’artiste qui se demande où il va. Il m’arrive de m’arrêter au cours de mon oeuvre. J’ai ainsi commencé un tableau il y a 6 ans. Je l’avais relégué dans une cave. Je l’ai redécouvert lors d’un déménagement. Je pensais que je l’avais terminé. Je me suis souvenu alors que j’étais incapable de le finir à l’époque. Je ne voulais pas tricher même si j’avais des idées parallèles au départ.C’était comme une sorte de préface avant le syndrome de la page blanche. Je viens de le finir en 2020. Je vais l’exposer en janvier 2021 à Zurich (https://bit.ly/2KkbW0E).

Je vais reformuler ma question : est-ce qu’une émotion ou un événement peut déclencher cette envie de peindre?

Je suis une sorte d’anthropologue en art. Je ne suis pas un artiste engagé. Je ne réagis pas aux aléas ou aux événements de la vie. Je vais dans ma profondeur. Je cherche à en extraire cet élixir par un minimalisme, par une expression. Je me définis comme un peintre abstrait et expressionniste. J’aime beaucoup Jackson Pollock et Kandinsky. Ce dernier a été un révélateur pour moi. Toutes mes idées qui étaient floues sont devenues claires. Les deux m’ont enrichi dans ma façon de voir les choses. Je ne les imite pas pour autant. Ce ne sont pas mes idoles. Dans cette recherche sur le hasard, je m’inspire de Pollock en faisant couler la peinture sur une toile. Il faut oser. Le fruit d’un travail est aussi lié au travail atypique de l’artiste. Plus on est atypique, plus le travail sera un succès.

Pollock avait cette spécificité de peindre au sol. C’est aussi ce que vous faites. Est-ce une manière de prendre de la hauteur?

Je travaille au sol et au châssis. Au sol, je dois dominer mon tableau à 360 degrés ou sinon j’ai beaucoup de troubles. Par terre, quand je fais du pouring (technique consistant à verser la peinture), c’est technique. Ce n’est pas juste pour remplir le tableau par des coulées. Cela ne parle pas. J’utilise le pouring painting, la calligraphie en 3 D des fois grâce au modeling past qui est une pâte à modeler que je fais couler sur les tableaux avec des caches. J’ai d’ailleurs mis sur Youtube quelques vidéos qui illustrent cela. Aujourd’hui, mes tableaux sont en 3 D grâce à la colle chaude qu’on utilise dans l’industrie.

Vous avez déclaré dans un entretien que vous conceviez votre art comme un lien entre les gens. Pouvez vous développer cette idée?

Je faisais allusion aux lettres que j’utilise. Avec le temps, la mémoire s’est imposée aux cultures. L’homme a gravé ses paroles. La mémoire est comme la lettre, elle est individuelle ou collective. La mémoire individuelle, c’est un peu la lettre qui revient. La signification de la lettre matrice, c’est la communication, la mémoire. C’est une preuve de ce que j’ai dit. La mémoire collective, c’est ce que les peuples vivent et décident ensemble sur les plans culturel, social ou politique. On ne peut pas se passer de la lettre. Je n’essaie pas d’avoir de syntaxe dans mes tableaux car je ne suis pas poète. C’est l’esthétique de la forme qui m’intéresse. Quand j’écris, je ne suis pas le trait de l’écriture, je regarde toujours l’espace que je vais remplir avec la lettre. Je laisse de temps en temps une phrase ou un mot qui peuvent être lus un jour. Ce sont des mots que j’ai mis émotionnellement parce qu’à ce moment-là de l’écriture je me suis arrêté dans ma peinture pour donner quelque chose de lisible à celui qui lit le tableau. Des fois, ce n’est qu’une seule lettre qui a assez de caractéristiques. Aujourd’hui, je suis entré dans une phase où j’évoque l’écriture à travers un trait ou un bout de lettre.

Vous avez quitté l’Algérie, il y a 30 ans.Ce long exil absence influence-t-il sur votre inspiration?

Je suis un peu Suisse sur les bords car je suis ici depuis 31 ans. Je partage le quotidien de ce pays d’accueil mais je reste un Algérien. Dans mes tableaux, la couleur est algérienne. On a beaucoup de couleurs dans notre pays. Mon père nous emmenait en automne dans la Mitidja cueillir des oranges et des mandarines. Quand on voit ces champs à perte de vue avec ces nuances de couleurs, l’orange qui se marie aux feuilles vertes, au tronc marron et à la terre rouge. D’un autre côte, il y cet espace sans fin de la mer méditerranée et son coté bleu azur particulier. Cette combinaison de couleurs a beaucoup fait dans mon cerveau et dans mes gènes. C’est un goût inné qui m’a été donné par Dieu. 

© Crédit Photo/ Farid Izemmour

Comment êtes vous perçu en Algérie?

Je suis quelqu’un d’anonyme. J’ai été médiatisé la dernière fois grâce à un article de l’APS. La presse l’a relayé. J’étais très content quand j’ai su qu’on parlait de moi. C’est très particulier. Même si j’ai du succès aux États-Unis, cela ne reste pas comme quelqu’un de ma chère patrie qui parle de moi. Je sais qu’il m’a compris.

Avez vous songé à développer des projets avec l’Algérie? 

Non. Je pourrais en revanche être un médiateur, un référent en relayant ma vie professionnelle pour les gens qui sont un peu découragés ou pour donner un élan à cette jeunesse. J’avais beaucoup souffert à l’époque de l’expression « Bela’ fomok wach ta’raf anta ! » (« tais toi, qu’est ce tu connais toi ! »). Moi, je parle de tout avec mes enfants. Au sein de ma famille c’est « Hal fomok » (« ose »).

Vous avez fréquenté les Beaux Arts. Peut-on imaginer que vous pussiez un jour y dispenser des cours?

Je suis en quête de reconnaissance aujourd’hui. C’est mon combat. Mon travail commence à être reconnu en Europe où je prépare quelques projets artistiques seul ou en groupe. Si on reconnait ce que j’ai fait, je suis disposé pendant mes vacances à réserver quelques jours que je réserverais à mes compatriotes pour leur donner des conseils et les encourager. Je suis conscient que les Algériens ont des problèmes pour télécharger des études ou des images ou pour travailler en tant que graphiste. Cela me fait beaucoup de peine parce que je me dis qu’on fait tout pour freiner les talents cachés des Algériens.

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk