©crédit photo/Collectif GENA

Jamil Benhamamouch est un metteur en scène qui a voué sa carrière à l’oeuvre du grand dramaturge algérien Abdelkader Alloula. Avec sa compagnie Istijmam, et en collaboration avec le collectif marseillais GENA, l’Oranais présente au Théâtre Studio d’Alfortville –  jusqu’au 11 février 2024 – dans une version originale bilingue (arabe-français), la pièce d’Alloula El Ajouad (Les Généreux). Pour Dzairworld, le Directeur d’acteurs de 42 ans a accepté de poser un regard sur un théâtre généreux qui intègre le spectateur.

Pourriez vous présenter à nos lecteurs votre itinéraire professionnel ?

Jamil Benhamamouch : J’ai une trajectoire atypique dans le sens où j’ai d’abord eu une formation musicale (piano, guitare et oud) et technique du son. En ce qui concerne le théâtre, j’y ai baigné d’une certaine manière dès mon plus jeune âge. En effet, dans ma grande famille, les joutes verbales étaient des jeux de rôle où chacun prenait la parole en interpellant l’assistance. Autour de la meïda famililale – la table basse ronde – s’échafaudaient ainsi des histoires plus cocasses les unes que les autres. Je peux dire aujourd’hui, avec du recul, que c’est mon héritage.

Je me suis, par la suite, intéressé au théâtre à travers la mise en scène, après plusieurs expériences de comédien. En 2004, j’ai monté la pièce Homq Salim d’Abdelkader Allloula qui fut inspirée du Journal d’un fou de Gogol.C’est à partir de là qu’a commencé mon aventure dans le théâtre avec la création d’un laboratoire de recherche sur la pratique théâtrale d’Alloula. A mon grand regret, j’ai constaté qu’en Algérie les praticiens comme Alloula, Medjoubi, Kaki, et bien d’autres grands du métier, étaient plus dans la pratique que dans la théorie. Il y avait en outre peu d’écrits concernant leurs oeuvres. 

En 2008, j’ai créé la compagnie ISTIJMAM autour de l’art en général, et du théâtre en particulier. Cela répondait à un besoin d’investir les salles de spectacles qui avaient été désertées après la décennie noire (ndlr, la guerre civile des années 90). Les Algériens avaient encore peur de sortir le soir.

Qu’avez-vous compris du théâtre algérien ?

Jusqu’à ce jour, on se pose des questions : jusqu’où pouvons nous nous investir et comment ? Ce qui est paradoxal, c’est que l’expression théâtrale existe dans notre culture populaire depuis les temps anciens. Par exemple, sur un marché le vendeur va interpeller à voix haute les passants, il va gesticuler, il va chanter… Il a donc une gestuelle théâtrale et une expression artistique. Le théâtre en tant qu’endroit clos ne représente finalement qu’une salle.

Pourquoi avoir fait le choix d’Abdelkader Alloula et notamment de cette pièce Les Généreux dans un spectacle en arabe et en français ?

Depuis mes débuts, je ne travaille que sur Alloula. Pourquoi ce théâtre et pas un autre? Tout simplement parce qu’il a une fonction sociale. Le spectateur est de suite dans la représentation. Le comédien (goual) regarde le spectateur, et vice et versa. Il y a une interactivité immédiate. C’est un théâtre participatif. C’est le principe de la pièce Les Génereux où des personnes de condition modeste, conscientes des inégalités inhérentes à la société, arrivent, avec leurs petits moyens, à faire dévier le cours des événements.

Et pour la version bilingue ?

La compagnie Istijmam avait déjà monté El Ajouad à Oran dans sa version intégrale, et dans la langue originelle. En 2019, j’ai rencontré, à Marseille, Julie Lucazeau qui fait partie du collectif GENA (Groupe d’Etude de Nouveaux Auteurs). Elle m’a parlé d’un dramaturge qui l’avait beaucoup bouleversé. Elle voulait en savoir plus sur cet auteur qui était Alloula. Je lui ai dit qu’on sortait de la création d’El Ajouad en Algérie.Elle m’a alors demandé si le collectif GENA pouvait inviter notre compagnie en France. L’idée me plaisait parce que je voyais que l’on n’allait pas être dans la même dynamique. Je me suis dit qu’il serait intéressant de partir sur un échange entre les deux compagnies. C’est la raison pour laquelle la version bilingue s’est imposée. En octobre 2019, nous avons fait une première résidence. C’est à ce moment là qu’on a commencé à aborder le texte dans sa version arabe-français.

Trois des sept comédiens ne sont pas Algériens. Est-ce que cela a été facile de trouver l’alchimie entre eux ?

On a senti le besoin d’aller au delà avec Julie. Les autres ont eu ce même besoin. Il y a eu un feeling réciproque.

Si le théâtre est un langage universel en soi, joue-t-on de la même manière dans une autre langue des textes écrits en algérien populaire et poétique ? 

Durant la colonisation, les Algériens ne pouvaient pas accéder au théâtre. Ce type de théâtre ne leur parlait pas. Alloula disait qu’il écrivait pour son peuple en algérien. Il avait toujours ce besoin de dire que nous avons aussi une expression théâtrale, une langue. En confrontant ces deux langues nous avons compris que l’auteur avant d’être Algérien était un artiste, et un être humain.Quand Djelloul El Fhaymi parle de l’hôpital tout le monde sait que la santé va très mal, pas seulement en Algérie mais aussi en France.C’est à ce moment là que l’on comprend l’universalité d’un texte même s’il est écrit dans une langue différente !

La langue n’est donc qu’un support…

Oui. Ce n’est pas seulement une question de traduction car même si on ne comprend pas l’arabe, on peut comprendre l’intention.

Les acteurs accueillent les spectateurs dans la salle comme on reçoit des invités. Durant la représentation, ils se mêlent même au public. C’était cela l’esprit Alloula

C’est l’esprit même de cette forme d’approche théâtrale qui intègre le spectateur.Pendant toute la représentation l’acteur regarde le spectateur comme un interlocuteur. Il se rapproche de lui, s’assoit à côté de lui et discute avec lui. Cet être devant lui devient acteur et se sent impliqué dans le jeu. En Algérie, il arrive que le public demande aux acteurs de répéter leurs tirades. On a même vu des spectateurs apporter leur contribution en plein jeu. On casse beaucoup de codes. En France lorsque la représentation est terminée les spectateurs sortent. En Algérie, ils restent et attendent que les acteurs reviennent et reviennent, encore et encore.

Le rendu d’une représentation peut-il être différent en fonction du public présent dans la salle ?

Oui, c’est tous les jours un nouveau spectacle. Le spectateur est partie prenante du discours. Le spectacle est une bouffée d’oxygène car ici tout peut-être dit. C’est la raison de la dérision!

Votre mise en scène joue avec l’espace qui est à votre disposition y compris les passerelles à l’étage supérieur.Le mouvement était-il important dans la conception de ce spectacle ?

Lorsque je suis arrivé la première fois, j’ai vu que l’endroit était imposant et beau scénographiquement parlant. Deux solutions s’offraient à moi : soit j’en faisais abstraction – et j’allais à contre-sens de l’espace -, soit je jouais avec. J’ai alors choisi de prendre cet espace et de l’intégrer à la représentation.

Les personnages d’Alloula paraissent idéalistes face à un système presque impalpable mais réel.

C’est toujours, et malheureusement, le même constat. C’est encore le gros poisson qui mange le petit. On en revient à l’universalité.Le trait ingénieux d’Alloula, ce sont les histoires. Il n’a eu de cesse de défendre les plus démunis.Le personnage d’Errebouhi a pour obsession majeure, dans son jardin public, de nourrir les animaux du zoo afin qu’ils soient en bonne santé et que les enfants puissent les voir et être heureux. Ce n’est pas un phénomène sociétal, c’est la sensibilité humaine qui est face à un grand danger : celui d’oublier que la nature a besoin de diversité, de protection et d’amour. C’est un combat qui est difficile à mener et pour lequel il faut beaucoup d’abnégation !

Avez-vous d’autres dates de prévues à Paris ou en province? Les Algériens d’Algérie auront-ils l’opportunité de voir cette pièce?

On remercie tous nos partenaires qui ont œuvré pour que ce projet voie le jour. En France, nous travaillons pour avoir d’autres dates. On aimerait bien évidemment partager cette belle expérience avec le public algérien. 

Entretien réalisé par Nasser Mabrouk