Sociologue et historien, Aissa Kadri a contribué à l’ouvrage collectif intitulé 8 novembre 1942, résistance et débarquement allié en Afrique du Nord (Croquant éditons). Pour dzairword.com, l’auteur revient sur cette date ô combien importante dans la victoire contre l’Allemagne d’Hitler et dans la consolidation du nationalisme algérien.
En quoi la date du 8 novembre 1942 est-elle importante dans l’histoire de la 2ème guerre mondiale?
Aissa Kadri : Il s’agit d’une date très importante mais qui a eu tendance à être quelque peu occultée dans le maelstrom qu’a été la seconde guerre mondiale. Il s’agit du premier débarquement allié sur le front occidental, avant la Sicile, l’Italie, la Corse, le sud de la France et celle de l’Atlantique. L’opération Torch peut être perçue comme une préparation au grand débarquement sur les côtes normandes qui a marqué la fin du régime nazi. Avec d’autres batailles – en Tunisie et en Libye -, elle marque un tournant dans la guerre. Mais au-delà de l’effet proprement militaire, elle marque à mon sens un moment important dans ce qui va advenir dans les deux décennies qui vont suivre. Elle est un évènement fondateur, au sens où le définit Karl Mannheim dans son analyse des générations. Elle démarre ce que l’on peut caractériser comme la génération de la décolonisation, celle de l’émancipation des peuples sous domination coloniale. En ce sens elle a des effets socio-politiques, géopolitiques, socioculturels, majeurs sur les sociétés locales en l’occurrence les pays d’Afrique du Nord (AFN), en premier lieu l’Algérie où va s’installer, en 1943, le Comité Français de Libération Nationale (CFLN).
Pourquoi le Maghreb et l’Algérie en particulier ont-ils été choisis pour cette opération Torch?
Des intérêts géopolitiques des puissances alliées ont compté dans le choix de l’AFN. Les américains souhaitaient déjà débarquer en Normandie. Roosevelt penchait plutôt pour un débarquement en Europe, mais les britanniques étaient réticents du fait d’une certaine insuffisance de préparation. En outre, ils avaient des intérêts importants en Méditerranée, en Egypte avec le canal de Suez, et à Gibraltar. Il y avait également une demande de Joseph Staline à Franklin Roosevelt et Winston Churchill pour la création d’un deuxième front pour soulager le front russe. L’accord s’est fait en juillet 42 sur les villes de débarquement. Une mise au point eut lieu lors d’une réunion à Messelmoun, près de Cherchell fin octobre 42, deux semaines avant le débarquement en Algérie.
Quel rôle ont joué les Algérois dans ces événements ? S’agissant de la résistance qui a soutenu le débarquement en Alger, qui n’aurait pu réussir sans cette intervention,
Le débarquement a concerné à peu près un millier de personnes en soutien sur toute l’AFN. Sur Alger, les groupes qui ont soutenu le débarquement, ont mobilisé autour de quatre cents personnes, dont 85% de Juifs. Ils occupèrent des lieux stratégiques et neutralisèrent des cadres politiques et de l’armée vichyste. Ils permirent la réussite de l’opération sans trop de pertes (deux morts parmi les résistants), alors qu’à Oran et à Casablanca les choses prirent une tournure plus violente.
Les Américains ont débarqué à Alger avec leur style bien propre. Comment la population autochtone a-t-elle réagi ?
Le débarquement a eu pour la population locale, au-delà de l‘effet proprement militaire, un double choc : culturel, et au plan des idées véhiculées avec la Charte de l’Atlantique. Le débarquement a fait découvrir aux populations locales la force et la puissance de l’armée américaine, en apparence mixée entre afro-américains et blancs. Cette armée, formellement égalitaire de grands gaillards militaires dégingandés avec stetsons (ndlr, des chapeaux), apparaît très sociable – dans un contexte de famine, de délation, de suspicions réciproques – en distribuant des rations alimentaires, des chewing-gum, des tablettes de chocolat. Sa musique a aussi marqué des générations. Si bien que les chansons populaires algériennes ont fait place à cette influence. Choc des idées ensuite avec l’influence sur les élites locales de la Charte de l’Atlantique qui prônait la liberté et l’autodétermination dans un monde qui changerait et serait plus égalitaire.
Vous dites que ce débarquement a eu un impact sur le mouvement national algérien. Concrètement comment cela s’est-il matérialisé ?
Oui de manière assez forte, même si cela n’a pas été souvent mis en exergue. Il en a eu sur toutes les composantes du nationalisme algérien. Il a permis à la fois une décantation et un passage qualitatif du nationalisme algérien. Messali Hadj est intransigeant avec le fascisme et le nazisme. En prison en 41, il récuse le marchandage consistant à lâcher ses compatriotes juifs contre son retour à la liberté et quelques réformes. Ce marchandage a été proposé par le pouvoir colonial pétainiste, à travers l’intermédiation de son avocat maître Ahmed Boumendjel, à la demande du colonel Schoen. Messali prendra ensuite quelque distance avec Boumendjel. Il dira sa conviction que le nazisme sera battu et prendra la décision d’exclure du parti un certain nombre de nationalistes, qui appuyés sur le Comité d’Action Révolutionnaire Nord-Africain (CARNA), s’étaient rapprochés du régime nazi. Dans un contexte de toutes les provocations à l’égard des nationalistes, Mohamed Bouras, créateur des scouts musulmans algériens, et qui travaillait à l’Amirauté, va être exécuté – victime selon toute vraisemblance d’un complot – par le régime vichyste pour avoir supposément livré des documents à l’ennemi.
Ferhat Abbas a également sollicité Pétain. Pour quelles raisons ?
Ferhat Abbas n’avait cessé de demander des réformes égalitaristes, notamment en matière de droits, d’éducation. Il écrit une lettre à Pétain où il listera certaines demandes. cette missive restera longtemps sans réponse. En contact avec le Consul US Murphy, qu’il rencontre à plusieurs reprises, il va alors, en décembre 42 – un mois après le débarquement -, adresser une lettre, qui apparaît de manière délibérée davantage destinée aux autorités américaines que françaises. Sans réponse, il rédige alors, le 10 février 1943, un deuxième texte sous forme de mémoire : le Manifeste du peuple algérien. Il fut remis au gouverneur général Peyrouton, le 31 mars 1943. Dans le préambule, il est fait mention à la Charte de l’Atlantique et aux « droits des petits peuples ». Après un additif présenté par vingt délégués financiers, se construit en 1944, – après celui du Congrès d’août 1936 (https://bit.ly/3lK47BF) -, un front nationaliste musulman cohésif qui marque l’émergence de la génération qui luttera pour l’émancipation du peuple algérien. Ce front va cependant se fracturer en 1945 sous l’effet de dissensions, autant internes qu’externes, des nationalistes.
Quelles étaient les motivations de certains nationalistes algériens à se rapprocher des Nazis et des fascistes italiens ?
Des contacts avaient déjà eu lieu à la fin en 1938 et en 1939. Certains nationalistes saisissant le contexte de la défaite française et de l’affirmation de la puissance allemande ont lié langue avec des représentants du régime nazi pensant que celui-ci allait les aider dans leur lutte d’émancipation. C’était méconnaitre que celui-ci les tenait également en piètre considération et n’avait que peu prêté attention à leurs demandes. Appuyé sur son idéologie de l’inégalité raciale, il souhaitait plutôt les utiliser au mieux comme supplétifs dans sa volonté de domination des peuples. Déçus, certains d’entre-eux vont se rapprocher du consul d’Italie à Alger qui ne les aida guère. Il leur fit plutôt part d’un plan de division de l’Algérie entre les puissances de l’Axe et l’Espagne franquiste, avec rattachement de l’Est algérien à la Tunisie dévolue à l’Italie. Ces militants qui n’avaient pas de plan organisé de lutte rentrèrent très vite dans le rang.
Des discussions ont également été engagées entre les élites musulmanes et juives. Elles ont annoncé les fractures d’après-guerre. Pouvez-vous développer ?
Quelques jours après le débarquement, le 13 novembre, se tient un banquet judéo-arabe où des personnalités des deux communautés se retrouvent dans un vif débat où chaque bord exprima ses opinions de manière ouverte. Il y a eu ceux du côté musulman qui dénonçaient le manque de solidarité de leurs compatriotes juifs, et ceux parmi les juifs qui se déclaraient « Indigènes Algériens », alors que d’autres comme Henri Aboulker avançaient que : « c’est une fois que les juifs auraient recouvrés leurs droits qu’ils pourraient aider leurs compatriotes musulmans ». Les juifs étaient déstabilisés par la précarité d’une nationalité octroyée.Ils s’interrogeaient sur la validité d’une citoyenneté « qu’on retirait après 70 ans d’existence » et qui s’avérait « discutable par la faute de ceux-là même qui l’avaient octroyée », comme l’écrit dans le moment Boumendjel. Elie Gozlan, instituteur directeur du journal communautaire le Bulletin de la Fédération des Sociétés Juives d’Algérie, va synthétiser ces questionnements. Il va distinguer chez les juifs « ceux qui ont tout oublié et rien appris et entendent demeurer français avant tout », et « ceux qui vont rechercher une patrie juive et qui considèrent que l’Algérie est leur terre comme celle des Arabes ». Dans le même temps, le notable musulman Constantinois Bentchicou déclarait : « Je viens de parcourir les trois départements et j’ai constaté que la majorité des Israélites étaient pour la formation d’un Etat algérien ».
L’opération Torch a-t-elle fait le lit aux manifestations de Sétif-Guelma-Kherrata de 1945?
Le passage des Américains avait nourri beaucoup d’espoirs quant au changement du statut des Algériens musulmans. Cet espoir va se matérialiser par les manifestations pour la liberté aux lendemains de la défaite nazie. On va retrouver les fractures suscitées par les interprétations explicatives des engagements des différents acteurs lors des évènements qui ont suivi le débarquement.Ainsi, en mai 1945, les manifestations des Algériens pour la liberté seront assimilées par certains à des émeutes anti-juives. Un tract du Parti du Peupe Algérie est adressé aux Juifs d’Algérie en 45. Ce tract, repris par Annie Rey-Golzeiguer, dénonce l’amalgame colonial et corrige: « Sous Vichy lorsque vous étiez martyrisés, les Musulmans n’ont jamais accepté de faire le jeu des racistes vichystes. Pourquoi voulez-vous qu’ils le fassent aujourd’hui ? N’oubliez pas que sous Vichy vous étiez les premiers à lancer le mot d’ordre de l’indépendance ». On voit ainsi à l’intérieur de ce qui a constitué la résistance au pétainisme, et le soutien au débarquement, s’opposer les tenants du statu quo colonial et ceux favorables aux réformes. Certains résistants vont devenir des tortionnaires, à l’image du sinistre Achiary dont tous les témoignages relèvent le rôle central dans la coordination des massacres de milliers d’Algériens. On retrouvera ces fractures également dans les années 50 au moment du démarrage de la lutte pour l’indépendance, et en pleine guerre avec des positionnements et des engagements clivés entre anciens camarades de la résistance.
On oublie souvent de le dire, mais Alger a été un moment la capitale de la France libre.
Oui. Quelques mois après le débarquement à l’automne 43, les forces de la résistance sont regroupées au sein du Comité Français de Libération Nationale (CFLN)* dont la direction va revenir très vite à Charles de Gaulle. Une assemblée consultative provisoire est installée boulevard Carnot. En 1943-44, Alger va devenir la capitale de la France. Un espace- temps de grande effervescence et création culturelles en littérature, peinture, théâtre qui n’est pas sans effet sur les « algériens musulmans ». Emergeront ainsi des institutions culturelles locales comme le théâtre de Mahieddine Bachtarzi, Rachid Ksentini ou Mustapha Kateb. D’autres dans la musique, la peinture et la littérature vont également occuper le devant de la scène dans les années 40-50.
Comment expliquez-vous le silence sur cette période des deux côtés de la Méditerranée?
La période a été celle du prélude à ce qu’a été la guerre d’Algérie. Pour certains historiens, elle en a été le vrai démarrage. Elle participe aussi bien de cette occultation de la lutte de libération nationale algérienne qui a été qualifiée pendant longtemps d’évènements d’Algérie. On comprend que du côté français elle mettait les dirigeants en porte-à faux des promesses de réformes. Il y a également le fait que les Gaullistes n’ont pas participé à cet évènement. L’histoire de la Libération qui s’écrira sera gaulliste. Les Algériens avaient participé à ces combats de la libération.Ils ont été mal payés en retour. Le rideau retombait sur une répression aveugle qui avait reporté les échéances. Pour les Algériens, le silence participait également d’un sentiment de trahison, où le camp occidental était récusé pour son absence de parole par rapport aux principes énoncés dans la Charte de l’Atlantique. Très vite les Algériens vont se retourner vers d’autres partenaires, celui des damnés de la terre et leurs alliés du moment, le camp socialiste. C’est à l’occasion du soixantenaire du débarquement en Provence que le président Bouteflika assistera à la commémoration. Il marqua par sa présence le fait que les Algériens ont participé à la lutte pour la liberté. Une cérémonie commémorative associant les autorités algériennes et américano-anglaises – au cimetière anglo-américain à Dely-Ibrahim – fut également organisée pour le soixante-dixième anniversaire du débarquement.
Entretien réalisé par Nasser Mabrouk
*De nombreuses contributions dans l’ouvrage reviennent sur ce moment de 1943-44.